De la couleur de peau à la classe sociale : le grand virage de la discrimination positive aux Etats-Unis

Lorsque le 29 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis a interdit aux universités de prendre en compte la couleur de peau des candidats dans leurs procédures d’admission, les trois juges progressistes se sont insurgées contre leurs collègues de la majorité conservatrice. La magistrate Sonia Sotomayor y a vu un « retour en arrière après des décennies de progrès » et a défendu la discrimination positive (nommée affirmative action en anglais) comme remède à plusieurs siècles d’oppression raciste.

De son côté, la juge Ketanji Brown Jackson a rappelé que l’impact de cette histoire demeurait visible dans « les inégalités raciales considérables en ce qui concerne la santé, la richesse et le bien-être des citoyens américains », concluant que cette décision était une « tragédie pour tous ». Une levée de boucliers que l'on peut comprendre puisque la mise ne place de la discrimination positive aux États-Unis est concomitante de la lutte pour les droits civiques au début des années 1960. Pourtant, ces déclarations ne correspondent pas à la réalité de ce qu’était devenue cette action volontariste et pleine de – nécessaires – bonnes intentions.

Les riches plus favorisés que les pauvres

Ainsi, ces dernières années, les coups de pouce donnés en fonction de la couleur de peau ne touchaient en réalité qu’une infime partie des étudiants américains, et avaient tendance à aider les jeunes de couleur de milieux aisés. Résultat : plus qu’un outil de justice sociale, l’affirmative action était devenu une sorte de tamis utilisé par de prestigieuses universités pour y sélectionner leurs promotions – certes « diverses » en termes de couleurs de peau – mais avec le moins de pauvres possibles…

En outre, avant l’interdiction, moins de 200 universités (sur près de 4 000 dans le pays) utilisaient ces procédures d’admissions dans lesquels la race peut être prise en compte, parmi d’autres facteurs, et selon les estimations du sociologue Sean Reardon, seuls 2 % de tous les étudiants noirs, latinos ou amérindiens bénéficiaient de ces aides chaque année. Les 98 % restant faisaient leurs études dans des universités moins sélectives et moins coûteuses.

Il y a donc une certaine hypocrisie quand Harvard, l’université au cœur du procès qui a fini devant la Cour suprême, réagit à l’arrêt de justice en se décrivant comme « un lieu d'opportunités, un lieu dont les portes restent ouvertes à ceux à qui elles ont été longtemps fermées ». En effet, ceux qui bénéficiaient de l’affirmative action n’étaient souvent pas ceux pour lesquels ce programme avait été créé au départ. En effet, seuls 4,5 % des élèves de Harvard sont issus des 20 % de ménages les plus pauvres de la nation, et à l'University of North Carolina Chapel Hill, l’autre établissement dont le procès a fini devant la Cour suprême, plus de la moitié des élèves viennent des familles les plus riches du pays. Si ces facs d’élite disent s'engager en faveur de la diversité, nous sommes loin de parler de diversité socio-économique. Ainsi, un article de 2020 publié dans le journal étudiant The Harvard Crimson indiquait que la grande majorité des étudiants noirs étaient non pas des Afro-Américains de milieux modestes, mais des immigrés récents d’Afrique ou des Caraïbes issus des classes supérieures.

Mission initiale dévoyée

De fait, si l’affirmative action aide davantage les enfants de cardiologues ou diplomates nigérians et jamaïcains que les Afro-Américains descendants d’esclaves, elle ne correspond plus à sa mission initiale. Une dérive qui prend sa source dans un arrêt de la Cour suprême en 1978, texte dans lequel la discrimination positive n'est plus considérée comme un outil de réparation des injustices passées mais comme un outil de promotion de la diversité ethnique. « Or que veut dire la diversité si c’est juste pour avoir une pub Benetton de jeunes riches ? » demandait récemment Jay Caspian Kang, journaliste au New Yorker, dans un podcast. D’autant que pour créer cette diversité, les étudiants asiatiques, trop nombreux à avoir des dossiers impeccables, sont les derniers à en profiter.

Bien que l’arrêt de la Cour ait été décrié à gauche, l’affirmative action raciale était devenue impopulaire (selon un récent sondage, seuls 33 % des Américains approuvent cette pratique), et risquait d’accentuer le ressentiment des blancs pauvres envers les minorités ethniques. Ainsi, si le président Joe Biden s’est dit « en profond désaccord avec la décision de la Cour », il a aussi sauté sur l'occasion pour mettre l’accent sur des stratégies « racialement neutres » restant à déployer pour promouvoir une véritable égalité des chances par-delà la couleur de peau. Ainsi a-t-il proposé que les universités prennent en compte « l’adversité qu’un élève a dû surmonter dans sa vie » comme l'État de Californie le fait déjà. Concrètement, il s'agira désormais pour les établissements d’enseignement supérieur de donner un coup de pouce à « l’enfant pauvre qui obtient les mêmes notes qu’un enfant riche mais a été confronté à de plus grands défis ». Une façon de promouvoir la diversité socio-économique, et un retour à la mission de justice sociale qui au début des années soixante présidait à l'esprit de la discrimination positive made in USA.

De la couleur de peau à la classe sociale : le grand virage de la discrimination positive aux Etats-Unis© RICK DIAMOND / GETTY IMAGES NORTH AMERICA

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