DÉCÈS DE GILBERT FRANCIS PONAMAN, PÈRE DE L’INDIANITÉ À LA MARTINIQUE

Gerry L’Etang

Gilbert Francis Krishna PONAMAN est décédé à Paris ce dimanche 21 mai 2023 au matin, des suite d’un AVC dont il ne s’était pas remis. Il allait avoir 73 ans.

Cette disparition est pour la Martinique comme pour la Guadeloupe, une perte considérable. Né d’un père martiniquais, d’une mère guadeloupéenne, tous deux originaires de l’Inde, Francis avait passé son enfance entre Saint-Pierre en Martinique et Baie-Mahault en Guadeloupe. Il se sentait des deux îles. Il se sentait aussi d’Inde, dont il fut le premier en Martinique à revendiquer publiquement l’héritage culturel. Il le fit en 1974, en lançant le journal Le Soleil Indien.

Il m’a accordé pour mon ouvrage La grâce, le sacrifice et l’oracle, un entretien revenant sur cette aventure qui constitua les prémices de la revendication martiniquaise d’indianité. Je le reproduis ici :

« Ce fut difficile car en fait j'étais quasiment seul à assumer cette entreprise. J'ai dû d'ailleurs rédiger la plupart des articles en usant de divers pseudonymes afin de donner l’illusion que nous étions plusieurs et conférer ainsi plus de poids au journal.

« Mais le plus compliqué ne fut pas tant de rédiger cette publication que de l'imprimer. Et là, je voudrais être clair : il ne s'agissait pas pour moi de trouver un éditeur, c'est-à-dire un individu qui prendrait un risque financier, mais bien un imprimeur qui en échange d'espèces sonnantes et trébuchantes, accepterait de publier Le Soleil.

« Les réserves des imprimeurs étaient d'ordre divers. D'aucuns s'interrogeaient sur la capacité d'un Kouli à mener à bien une entreprise éditoriale. L'un d'eux m'a même déclaré : 'Dépi ki tan kouli ka ékri adan jounal ?'  Pour d'autres, ce projet visant la valorisation des Indiens et du pays dont ils étaient originaires paraissait étrange, incongru...

« Mais plus profondément, je crois que ces réticences masquaient d'autres préoccupations. D'ordre politique celles-là. Nous étions début 1974, c'est-à-dire à un moment où il y avait des troubles sociaux graves. Les habitations agonisaient et une grande grève d'ouvriers agricoles venait de se solder par un mort et plusieurs blessés : on avait tiré sur les manifestants depuis un hélicoptère. De plus, le cadavre torturé d'un gréviste venait d'être découvert sur une plage. À quoi s'ajoutaient l'immigration massive en France et le chômage. Tout cela suscitait un important mécontentement. Des tentatives étaient alors faites pour museler la presse, et les imprimeurs avaient subi des pressions en ce sens.

« Dans ce contexte, toute publication non assimilationniste paraissait suspecte. Pour sortir le journal, j'ai donc dû ruser. Mais aussi faire des concessions. J'ai été contraint de censurer voire de remplacer plusieurs articles, de parler 'd'Indiens français'. Il m'a même été imposé de relater un voyage de Giscard en Inde... Mais enfin, Le Soleil a paru.

« L'accueil du journal fut globalement favorable. Avec les quelques amis que j'avais pu entraîner dans cette affaire, j'ai couru la campagne indienne, fait du porte à porte, battu tout Fort-de-France... Nous avons fait deux tirages et écoulé ainsi 10 000 exemplaires.

 « Cependant, certains Indo-Martiniquais paraissaient réticents à recevoir Le Soleil. Quelques-uns même semblaient inquiets. J'ai entendu une fois à Basse-Pointe : 'Ne fait pas ça, les Nègres vont prendre notre serrage !’... Bizarrement, j'ai reçu plus de soutien de la part d'intellectuels créoles que d'Indiens eux-mêmes ...

« À la sortie du second numéro, il m'a semblé que cette tentative était peut-être prématurée. Et puis je parlais d'une Inde que je connaissais mal. Il m'a semblé logique de partir là-bas pour mieux en témoigner ; afin aussi de me ressourcer. Alors je suis parti...

« Je suis revenu aux Antilles dix ans plus tard – après l'Inde, je m'étais arrêté à Paris où j'ai suivi une formation en civilisation tamoule à l'INALCO. Mais je suis retourné cette fois en Guadeloupe, où j'avais des attaches familiales. J'ai depuis, séjourné quelquefois à la Martinique. Là, j'ai constaté que la prise en compte de l'héritage de l'Inde avait fait de réels progrès... J'aime à penser que Le Soleil Indien y a contribué. »

***

J’ai rencontré Francis à Paris dans les années quatre-vingts. Et quand je commençai un cycle de voyages en Inde, nous nous retrouvâmes à plusieurs reprises là-bas. C’est que nous poursuivions tous deux un projet similaire : des thèses de doctorat sur les origines des pratiques hindoues, de Guadeloupe pour Francis, de Martinique pour moi-même.

Je garde des souvenirs merveilleux de nos cheminements sur les routes poussiéreuses des districts tamouls de South Arcot et de Thanjavur dans lesquels sont enclavés Pondichéry et Karikal, ex-comptoirs français d’où partirent au 19e siècle vers la Martinique, la Guadeloupe, les immigrants tamouls. Souvenir de ce village pondichérien de Virapatinam dans lequel nous assistâmes nuitamment à un rituel de fécondité où était sollicitée la déesse Mariamman. Ce rite étant interdit aux hommes, nous l’observions cachés. Jusqu’à ce que nous soyons découverts par des pratiquantes qui nous poursuivirent, furieuses, jusqu’à la mer.

Souvenir encore de cette virée à Nagore avec notre ami commun Jude Sahaï, dans le mausolée de Nagour Mira, saint musulman du 16e siècle, auteur de miracles nautiques qui protégea les convois d’engagés vers les Antilles. Ces derniers ne pouvaient lors des tempêtes solliciter leurs dieux hindous, qui promettaient le Kala pani, le naufrage dans les flots noirs de l’océan, à ceux qui quittaient la terre sacrée de l’Inde. Quand nous révélâmes aux dirigeants du mausolée que dans les pays d’où nous venions vivaient des dévots de Nagour Mira, ils nous offrirent, privilège inestimable, à boire un peu du liquide suintant du tombeau du saint, recueilli dans une coupelle d’or.

Souvenir enfin de Pushpa, cette voisine de notre hôtel de Pondy, d’une beauté à couper le souffle, dont Francis était tombé amoureux. Il l’avait entrainé avec son bébé dans une course folle jusqu’à Agra pour lui montrer le Taj Mahal. Et aussi fuir le compagnon de Pushpa qui les pourchassait. Mais son visa arrivé à terme, Francis avait dû rentrer à Paris. Il ne devait plus jamais la revoir, malgré ses retours, ses recherches répétées en Inde. L’an dernier encore, alors que je retournais trente ans plus tard à Pondy, il m’avait dit : « Si tu retrouves Pushpa, dis-lui que j’arrive bientôt ».

Après nos enquêtes indiennes, Francis renonça à présenter sa thèse. Car il avait dû affronter une suite de problèmes de santé lourds, cardiaques notamment, qui allaient le fixer à Paris où étaient ses médecins, rentrant seulement en Guadeloupe, en Martinique, en Inde quand des phases plus ou moins longues de rétablissement le lui permettaient. Ses dernières recherches portaient sur Karuppu Swami, le dieu noir, dont il avait investigué des sanctuaires forestiers sud-indiens.

Gilbert Francis PONAMAN en savait plus que quiconque sur les fondements et l’évolution des pratiques hindoues de Guadeloupe, de Martinique. Son expertise sur le vécu indien de ces lieux était également incomparable. Ses étudiants du DULCR-option indienne (UAG) des deux îles en gardent une mémoire impressionnée.

Il reste de lui des articles militants publiés dans les numéros du Soleil Indien parus en Martinique puis en Guadeloupe, quelques articles académiques sur des dieux devenus créoles, un recueil de nouvelles fantastiques : La nuit du Swami. Enfin, un essai coécrit avec Jean Benoist, Monique Desroches, moi-même : L’Inde dans les arts de la Guadeloupe et de la Martinique. Héritages et innovations.

Francis laisse dans le cœur de ses nombreux amis un vide immense : la nostalgie de conversations rares, remplies d’érudition, de finesse, d’humour. Et d’une chaleur telle qu’on en oubliait qu’il n’appelait jamais.

 

Gerry L’Etang

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