Février 1974 à Chalvet L’histoire choisie et l’histoire "oubliée"

Yves-Léopold Monthieux

« Pawol an bouch pa chaj », cet adage de la langue créole pourrait traduire la maxime judiciaire « La plume est serve mais la parole est libre ». Sauf que la liberté de parole ne semble pas avoir de limites en MARTINIQUE et que la plume est toujours invitée à s’y plier. Sinon, gare !

Ainsi donc, après l’abolition de l’esclavage signée par le gouvernement provisoire français le 27 avril 1848, mais réputée remportée le 22 mai 1848 par les seuls moyens des esclaves ; après la transformation, par un autre gouvernement provisoire, des « dernières colonies » en départements d’outre-mer pour mettre fin aux visées des USA sur les ANTILLES FRANÇAISES ; après le désaveu par la Commission STORA d’historiens et autres intellectuels à propos de décembre 1959 ; nous célébrerons bientôt le cinquantième anniversaire des événements tragiques du 14 février 1974 à BASSE-POINTE, encore expurgés d’éléments essentiels de l’histoire.

Or, sans la lutte entre le parti indépendantiste trotskyste, Groupe Révolution socialiste (GRS) et le Parti communiste martiniquais, commencée lors des précédentes élections municipales de la commune d’AJOUPA-BOUILLON ; sans la poursuite de l’action sur le plan syndical par ce mouvement qui comptait dans ses rangs Rénor HILMANY ; sans la défaillance de la CGTM dans le secteur de la banane et l’émergence ou l’activisme de l’ambitieux syndicat en formation (la future UGTM) qui était soutenu par l’UGTG de GUADELOUPE ; sans les luttes intestines des gauchistes entre les trotskystes, maoïstes, castristes, guevaristes ou même des staliniens en mode ALBANIE de certains militants, tous présents sous les bananiers de BASSE-POINTE ; bref, en l’absence de toutes ces occurrences, les justes revendications salariales des ouvriers agricoles ne se seraient pas terminées par le drame que l’on sait. C’est d’ailleurs l’opinion d’un des témoins le plus direct et le mieux informé de l’ensemble des évènements, le curé de la paroisse du LORRAIN – AJOUPA-BOUILLON. C’est aussi l’avis d’un historien, aujourd’hui vénérable, ayant participé aux évènements de l’époque.

Par ailleurs, si l’on peut comprendre que l’intérêt médiatique et politique se soit porté sur les morts qui survinrent sur l’habitation du nord, il est dommage que l’histoire ait « oublié » que cette tragédie n’a été que le point paroxystique d’un mouvement social bien plus large, qui avait commencé dès l’année précédente. En effet, l’histoire n’a pas retenu que les faits se sont produits au cours de la décennie la plus agitée qu’a connue la MARTINIQUE depuis la création des départements d’OUTRE-MER. De même, leur relation officielle ainsi que le film de Camille MAUDUECH ont en grande partie occulté le rôle essentiel du Groupe révolution socialiste dont la présence sur le terrain remonte à l’époque de l’élection d’Edouard JEAN-ELIE à AJOUPA-BOUILLON. La cinéaste est parfois accusée d’avoir, au détriment du GRS, pris le parti de groupuscules dont certains membres sont parvenus à se faire élire grâce à Alfred MARIE-JEANNE[1].

Quoi qu’il en soit, les deux morts de CHALVET ont mis un terme à une période de mouvements sociaux dont l’ampleur avait été rarement atteint en Martinique par son importance, sa variété et sa durée. Tour à tour ou concomitamment, quasiment tous les secteurs d’activités avaient été touchés par la grève dont le syndicat CGTM avait été chef de file. On avait pu parler de grève générale perlée. En plus des mouvements dans le bâtiment ou le port, des perturbations allaient concerner les services de la SECURITE SOCIALE, de l’Electricité (SPDEM) et même de la presse. Aussi, le quotidien FRANCE-ANTILLES avait dû faire appel à des personnels métropolitains pour continuer de paraître. Dans cette chaude ambiance, la CGTM n’avait pas eu de mal à rameuter ses forces pour prêter mainforte à sa section bananière du nord, mise à mal par les gauchistes venus de toutes parts, le jour de l’enterrement d’HILMANY.

Dès avant la mort de ce dernier, les autorités préfectorales et de police qui se trouvaient à FORT-DE-FRANCE aux prises d’une agitation sociale permanente, avaient craint la venue à Fort-de-France des ouvriers agricoles. Le début de cette agitation peut se situer en 1971 avec la visite houleuse en Martinique du Ministre d’Etat de l’Outre-Mer, Pierre MESSMER. Cette crainte était partagée par le jeune directeur de cabinet Jean-Franklin YAVCHITZ pour qui une éventuelle confrontation dans la ville avec ces hommes endurcis était bien plus risquée que les habituelles empoignades avec les étudiants. Les drames intervenus sur le site allaient justifier ses craintes. Selon des sources policières proches du ministre de l’Intérieur et révélés par la presse nationale, les évènements de CHALVET auraient été manigancés par le GRS, de sorte que la dissolution de ce parti avait pu être envisagée. C’était l’époque où plusieurs mouvements révolutionnaires issus de l’esprit de 1968 avaient été dissous. On peut imaginer l’effet qu’aurait pu provoquer une telle décision après la mésaventure de l’OJAM. En définitive, les morts allaient faire oublier une crise sociale bien plus large. Devenus des historiens ou des élus, « les anciens combattants » de CHALVET font une totale abstraction d’opérations et d’agissements essentiels qui se sont déroulés sur les lieux et ont eu le tort d’être peu conformes au discours idéologique de la doxa. Leur révélation pourrait faire de l’ombre à l’héroïsme des défunts et la réputation des rapporteurs, sans lesquels CHALVET ne serait pas CHALVET.

Mais c’est un pan entier de l’histoire sociale de la MARTINIQUE qui a été occulté. Les petits-enfants ne sauront pas que durant la décennie tumultueuse de 1970, il s’est trouvé deux années particulièrement agitées (1973 et 1974) qui, même en l’absence des évènements de CHALVET auront constitué l’un des moments les plus marquants du mouvement revendicatif martiniquais. Le pas de clerc d’Aimé CESAIRE qui avait menacé de démissionner de son mandat de député acquis en 1973 en cas de refus par l’Etat d’entendre la revendication autonomiste, n’en fut que l’un des éléments.

Aussi, à l’occasion du cinquantième anniversaire des évènements de FEVRIER 1974, le lecteur retrouvera en ligne la brochure :

 

« 50 pages pour les 50 ans de FEVRIER 1974 à CHALVET ».

 

Fort-de-France, le 4 février 2024

Yves-Léopold MONTHIEUX

 

[1] Alfred MARIE-JEANNE s’était toujours méfié du Groupe révolution socialiste, le parti indépendantiste le plus ancien de la Martinique et le mieux structuré après son parti, le MIM. Depuis sa création en 1971 et la notoriété de certains de ses membres, le GRS n’a jamais eu qu’un seul élu, le maire et conseiller général d’AJOUPA-BOUILLON, Edouard JEAN-ELIE. En 1983, ce dernier rejoindra le PPM où deux autres transfuges du GRS, Edouard DELEPINE et Jean-Claude DUVERGER, l’avaient précédé.

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