Marine Le Pen aux Antilles, chronique d’un désastre annoncé

Comment parler d’un naufrage collectif avec les mots justes ? Tribune de Corinne Mencé-Caster (Sorbonne Université) et Loïc Céry (auteur de « Édouard Glissant, une traversée de l'esclavage »).

Comment parler d’un naufrage collectif avec les mots justes ? C’est certainement la question que, comme nous, se posent intimement nombre d’Antillais, de Martiniquais, de Guadeloupéens, de Guyanais, de Réunionnais, après le désastre sidérant que constituent les scores de Marine Le Pen au second tour des Présidentielles, dimanche 24 avril 2022. Près de 60% en Martinique et à La Réunion, 70% en Guadeloupe, 64% en Guyane.

Comment dire une sidération qu’on pressentait pourtant, comment faire état de la chronique d’un désastre, même quand il a été annoncé et que ses signes avant-coureurs sont patents depuis des mois, notamment aux Antilles ? Certainement pas dans le déni : ce vote, aujourd’hui nié en tant qu’ « adhésion » et unilatéralement interprété comme « protestation », mérite mieux que les faux-fuyants de ceux qui ne veulent décidément pas voir le réel. Car le problème antillais est avant tout celui d’une fuite devant le réel, une fuite déjà ancienne. Un déni, collectif et individuel, reconduit au fil du temps et qui se survit à lui-même. Aujourd’hui ce déni prend la forme de cette interprétation somme toute rassurante, et qui consiste à dédouaner des populations entières de l’expression pleinement démocratique que signifie un vote, en dépit même d’un taux d’abstention phénoménal.

Le rejet d’Emmanuel Macron, ni plus ni moins, et malgré l’appel de Mélenchon arrivé en tête dans ces territoires, à ne donner aucune voix à Marine Le Pen, un vote massif pour l’extrême-droite qui ne serait que l’expression d’une « colère » passagère, d’une éructation générale sans conséquence. Non, ce vote exprime autre chose qu’un accès de colère somme toute légitime, et il faut s’interroger. Le « Tout sauf Macron » que traduit ce vote massif en faveur de l’extrême-droite montre que nos compatriotes antillais qui ont fait ce choix, étaient bien prêts à assumer et à accepter une présidence  française, sous l’égide de Marine Le Pen. Si ce n’était pas le cas, c’est le « ni Macron ni Le Pen » qui l’aurait emporté, avec un maximum de votes blancs ou un taux d’abstention quasi général. En se déplaçant pour aller aux urnes déposer un bulletin en faveur de Marine Le Pen, c’est bien un vote d’adhésion (au moins partiel) porté par le slogan « Tout sauf Macron » qui s’est exprimé. Et c’est en cela qu’il y a désastre…

Parler avec justesse de ce désastre ne doit pas consister non plus à activer le réflexe le mieux pratiqué aux Antilles, à savoir la recherche de toutes sortes de circonstances externes, atténuant une responsabilité interne. Car rien, selon nous, ne saurait justifier qu’une population issue du colonialisme et de l’esclavage, porte ses suffrages vers l’extrême-droite. Rien ne saurait justifier que des populations qui déplorent sans cesse que l’on ne fasse pas assez cas de leurs souffrances et de leurs humiliations foulent ainsi aux pieds les souffrances et les humiliations que les idéologies d’extrême-droite ont générées et ne manqueraient pas, en cas de victoire, de générer, encore et encore. 

Nous appartenons à une génération qui avait tiré quelque fierté à voir les Martiniquais se mobiliser voici trente-trois ans de cela, en 1987, pour empêcher l’avion de Jean-Marie Le Pen d’atterrir à l’aéroport du Lamentin. À l’appel des mouvements indépendantistes, la rébellion d’alors avait été un sursaut, un refus de la parole fascisante sur une ancienne terre d’esclavage.  Les scores remportés par le Rassemblement National dans nos territoires nous incitent aujourd’hui pour le moins à un effort de lucidité. En évitant toute posture, si aisée en l’occurrence. Il faut que l’on cesse de se dédouaner de nos responsabilités et de se trouver de bonnes excuses pour justifier l’injustifiable. L’injustifiable était de voter Marine Le Pen et, plus injustifiable encore, d’avoir voté en sa faveur et de ne pas l’assumer aujourd’hui, en faisant passer ce vote, uniquement pour un « vote-sanction ». Qu’on ne vienne pas nous dire que chacun est libre de voter comme il veut ou, pire encore, que, par cette tribune, on méprise le vote du « peuple » ! Si l’on attend de chaque antillais qu’il se reconnaisse comme afro-descendant, c’est bien parce qu’on considère qu’il y a un « peuple » antillais qui  forme une communauté historique, reliée par une histoire d’esclavage et de colonisation qui interdit toute accointance, de quelque nature que ce soit, avec l’extrême-droite.

 Il est particulièrement fallacieux de chercher à expliquer, mais surtout à justifier ce désastre par la situation sanitaire de ces derniers mois, qui a entraîné aux Antilles et en particulier en Martinique les troubles et les violences que l’on sait. Un raisonnement doublement pervers : cela consisterait somme toute à légitimer ces violences, et à atténuer la gravité intrinsèque du vote.

Or, maintenant que ce vote est acté, il faut accepter de reconnaître qu’il est une honte pour la Martinique. Il faut  aussi avoir le courage de dire cette honte. Mais dire une honte, ce n’est pas exprimer ce qu’elle révèle, ce qu’elle illustre. Ne tournons pas autour du pot : de surenchères en surenchères, la situation antillaise provient essentiellement d’un refus forcené de la responsabilité collective. Un refus de l’exercice plein et entier de la responsabilité politique, qui ne peut passer que par l’accession à la souveraineté. Le maintien dans une situation de dépendance vis-à-vis de la France, le refus de toute réelle évolution statutaire (mis à part les ripolinages du département en région, de la région en territoire, selon des arrangements de courte vue), l’angoisse de s’assumer comme peuple. Et cette angoisse de la responsabilité grandit avec la mondialisation et la précarisation des populations que génère l’ultralibéralisme… Dans tous les cas, à défaut d’emprunter la voie de l’autonomie ou de la souveraineté, pourrait-on au moins attendre que nos politiques et décideurs locaux développent une gestion responsable et cohérente et réfléchissent à des niches écologiques et économiques.

L’avenir de la Martinique ne saurait consister invariablement à « répartir » au sein des différents postes budgétaires, les subsides en provenance de la France. Il faut que la Martinique se réinvente comme terre de production, qu’elle cesse de se percevoir comme incapable de tout développement endogène,  afin que tout un chacun puisse avoir enfin conscience de sa capacité à agir et des multiples potentialités non encore explorées de ces îles.

Les réseaux sociaux sont, en effet, devenus le seul espace d’empowerment (de pouvoir-agir), où chacun se complaît à fustiger l’autre et à remuer la face sombre de notre histoire, comme si le ressassement nous tenait lieu de projet. Si, en effet, ce « pays Martinique » est en passe de devenir, qu’on l’accepte ou non, un terreau pour l’extrême-droite, c’est aussi parce que nos compatriotes s’identifient aux mondes alternatifs qui circulent sur ces réseaux et qui, sous couvert d’un humanisme bon enfant, dissimulent des idéologies d’extrême-droite des plus virulentes.

Comment comprendre autrement, que Marine Le Pen, fille et héritière idéologique de son père, Jean-Marie Le Pen, soit devenue, aux yeux de nos compatriotes, une figure familière et compatissante au point que voter en sa faveur leur semble être un acte d’audace et de sécurisation ?

Ce sont moins les idéologies nauséabondes et mortifères de l’extrême-droite qui attirent que ce pseudo-monde humaniste et anticapitaliste que la stratégie politique de Marine Le Pen prétend construire,  pour mieux faire oublier la violence, le racisme et l’exclusion, qui sont inhérents à son idéologie fascisante. À être inondés massivement de ces messages et vidéos qui circulent sans fin chaque jour, comment, sans l’exercice d’un esprit critique construit et fort, ne pas adhérer au pire ? Comment, en croyant déjouer l’ultralibéralisme de Macron et ce qui, selon elles, n’est rien moins que sa posture dictatoriale, les populations  antillaises se sont-elles retrouvées à faire le lit de l’extrême-droite  et à voter pour une idéologie qui méprise au plus haut point, tout ce qui relève de l’altérité et de la différence  ?

C’est qu’il y a un vide -politique, culturel, éducatif- abyssal qu’il convient de combler au plus vite  par une parole politique forte, non démagogique,  qui a fait défaut, par des politiques culturelles qui aident à retisser les liens entre nos humanités complexes, par une éducation scolaire et permanente qui valorise l’analyse critique  (tant celle des documents que de leurs sources), la connaissance de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, de l’histoire du monde et des fascismes. 

Tant que les maux décrits perdureront, le mal d’une perdition sera là, vivace et multiforme. La malemort se perpétuera, l’agonie décrite par Glissant n'aura pas de fin. C’est la très funeste destinée que connaissent les Antilles, la Guyane, La Réunion qui ont choisi de demeurer dans le giron français et de constamment, méthodiquement, passionnément refuser leur rendez-vous avec l’histoire, le rendez-vous d’avec soi-même dont avait parlé Césaire. Mais on ne demeure pas dans l’intangible, quand on a affaire à cette aliénation culturelle et existentielle décrite par Fanon : on creuse, encore et encore, on mortifie sa propre dignité. L’agonie, la malemort, le rendez-vous manqué, l’aliénation : ce « fruit mûr tombé, foutu de n’avoir pas été cueilli » (Joby Bernabé, qui parlait de « la logique du pourrissement »). Tout ceci a un prix.

 Aujourd’hui, c’est le prix de ce désastre électoral, celui de la chronique annoncée d’un reniement de tout ce qui fonde à la fois l’identité et la conscience  des peuples antillais, guyanais et réunionnais. Face à un désastre, il est toujours possible et urgent de se ressaisir, individuellement, collectivement, aux Antilles, en Guyane, à La Réunion. Ne soyons plus les outre mers de quiconque, refaisons de l’extrême droite en terre d’esclavage, l’outre humanité absolue qui jamais ne devra avoir droit de cité, parce qu’elle est la négation même de la Relation. Habitons la blessure sacrée, redressons-nous.

Corinne Mencé-Caster, Sorbonne-Université / Loïc Céry, auteur de Édouard Glissant, une traversée de l'esclavage (Ed. de l'ITM, 2020).

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