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Ce fut le thème d’un colloque tenu à Paris le 24 mars 2023 (Auditorium de la Mairie). L’initiative vint de Geneviève SEZILLE-MENIL (veuve de René Ménil). Barbara JEAN-ELIE fut modératrice. Jacques MARTIAL, adjoint à la Maire de Paris « chargé des Outre-mer », adressa à l’assistance un message de bienvenue.
René MENIL (1907-2004) était un intellectuel martiniquais, membre puis dirigeant du PCM(1), mais aussi un penseur de l’identité martiniquaise : essayiste, critique littéraire, poète, militant anticolonialiste... Méconnu, il fait pourtant partie de nos grands intellectuels :
- Il fut l'un des premiers à cerner clairement la culture martiniquaise, l’identité martiniquaise, et à proposer des voies pour leur émancipation, leur épanouissement et leur développement ;
- C’est l’un des premiers initiateurs, un des premiers appelants à une littérature martiniquaise engagée, plaidant pour une véritable littérature antillaise, autocentrée, non coloniale, non doudouïste.
- Par ses écrits et ses choix politiques, il fut un acteur de la vie politique et culturelle de la Martinique pendant plus de 50 ans.
- Il proposa à ses lecteurs une vision toujours critique de la société et de la littérature martiniquaises contemporaines (critiques littéraires, analyses sociologiques).
Le colloque commença par la lecture, par Barbara JEAN-ELIE, d’une lettre du 29/11/1972 au Préfet, par laquelle Ménil refusait sèchement l’octroi du titre de «Chevalier de l’ordre des Palmes Académiques». Les raisons invoquées :
- l’ « ordonnance scélérate » du 15/10/1960, ayant provoqué la radiation de quatre dirigeants du PCM(2);
- leur non-réintégration par le Gouvernement malgré l’annulation alors récente de cette ordonnance ;
- le fait que le gouvernement « foule aux pieds les droits élémentaires des personnes (sans parler du ‘droit fondamental des peuples à la libre disposition’) ».
Puis B.Jean-Elie lut le poème de Ménil « Je caresse la nuit » (1940).
Le corps du colloque se composa de quatre exposés suivis d’échanges avec le public. Les conférenciers étaient Kora VERON, André LUCRECE, Roger TOUMSON et Geneviève SEZILLE-MENIL(3).
L’itinéraire de René MENIL est beaucoup moins connu que celui de Césaire. Il sera fait allusion à certains de ses points par les conférenciers : en voici les principales étapes :
- Naissance en 1907 au Gros-Morne (Martinique).
- Etudes secondaires au lycée Schœlcher (Fort-de-France).
- Fin 1927 : Boursier, il arrive en France par bateau pour poursuivre ses études supérieures à Paris (lycée Louis-le-Grand, Sorbonne). Il obtient plusieurs « C.E.S. » (Certificats d’Etudes Supérieures) : 1929 : C.E.S. de « psychologie, morale et sociologie », mais aussi de « Philosophie générale et logique ». 1930 : C.E.S. d' « Histoire générale de la philosophie ». 1931 : Certificat de Sciences Physiques. Il fréquente les écrivains surréalistes, y compris André BRETON lui-même, mais aussi Louis ARAGON, le salon des sœurs Paulette et Jeanne NARDAL (précurseures de la Négritude) à Clamart.
- Juin 1932 : A la tête d’autres étudiants martiniquais(4), il publie une revue d'inspiration à la fois marxiste, « révolutionnaire », psychanalytique et surréaliste : « LEGITIME DEFENSE » (premier manifeste anticolonialiste publié par des Martiniquais). Il n’en paraîtra qu’un seul numéro... Ménil s’est déjà rapproché du mouvement communiste orthodoxe (c’est-à-dire PCF(5)).
- 1933 : de nombreux articles paraissent encore, signés "Légitime Défense". Après 1933, on n’en trouve plus de trace.
- 1935 : retour de Ménil en Martinique. Il y est répétiteur, puis professeur de philosophie au Lycée Schoelcher. Politiquement, avec Georges GRATIANT, Thélus LERO, Victor LAMON et Gabriel HENRY, il crée un mouvement se réclamant du communisme, « Front Commun », et y milite.
1936 : Ce groupe fusionne avec le groupe « Jean Jaurès » (se réclamant lui aussi du communisme) en une « Région Martinique » affiliée au PCF.
- De 1941 à 1945, pendant le régime de l’Amiral Robert, Ménil travaille avec Aimé CESAIRE, Suzanne ROUSSI, Aristide MAUGEE et Georges GRATIANT à la publication de la revue « TROPIQUES » ; Revue de dissidence politique et idéologique, interdite en mai 1943, mais reparaissant après le renversement de ce régime fin juin 1943). En langage codé, par des essais, poèmes, extraits de romans, « Tropiques » condamnait la dictature fasciste et raciste de l’Amiral Robert (délégué de Pétain aux Antilles-Guyane françaises), la colonisation, l'assimilationnisme culturel(6). Y est prônée et revendiquée l’émergence de l’identité et de la culture martiniquaises, dans toutes ses racines y compris africaines.
- 1946 : sous l’impulsion du PC-Martinique, de Césaire et Bissol (élu aux mêmes élections), la loi du 19 mars transforme juridiquement la Martinique en « Département français ».
- 1956 : Césaire démissionne du PCF (« Lettre à Maurice Thorez » [LAMT] du 24/10/1956) et de son groupe parlementaire. Ménil reste au PC-Mque.
- 1957 : Avec Camille SYLVESTRE, Léopold BISSOL, Georges GRATIANT (né aussi en 1907), Armand NICOLAS, Victor LAMON (idem), René MENIL fait partie des créateurs du PCM en tant que parti indépendant du PCF (les communistes martiniquais ne constituent plus une « Fédération départementale » du PCF). Le PCM milite progressivement pour une « plus grande participation des Martiniquais à la gestion de leurs propres affaires », puis (1960) pour une autonomie politique du pays.
- 1962 : Ménil devient Rédacteur en Chef de l’hebdomadaire « Justice » (PCM) et le reste jusqu’à 1972.
- 1963 : sous son impulsion est créée la revue « ACTION », revue théorique et politique du PCM, dont il est directeur de publication. Il y signera de nombreux articles de fond. Une « nouvelle série » d’Action sera publiée en 1979-1980.
- 1981 : Ménil publie « TRACEES » .
- 1999 : il publie « ANTILLES DEJA JADIS » (qui intègre les textes de « Tracées »), ouvrage pour lequel il reçoit le Prix « Frantz-Fanon ».
- 29-8-2004 : Décès de R.Ménil à Sainte-Luce (Martinique).
SES ECRITS :
- « LEGITIME DEFENSE » (en collaboration), 1932. Réimp. : Paris : éditions Jean-Michel Place, 1979. 23 p. ; idem,1987; Réédition en auto-production par G. Sézille-Ménil en 2019 (augmentée de treize articles).
- « TROPIQUES 1941-1945 » (en collab.), coll. complète. Paris : Ed. Jean-Michel Place, 1978. 749 p.
- « TRACEES : identité, négritude, esthétique aux Antilles ». Paris : éditions R. Laffont, 1981. 233 p.
- « ANTILLES DEJA JADIS ». Paris : éditions Jean-Michel Place, 1999. 319 p.
- « POUR L’EMANCIPAION ET L’IDENTITE DU PEUPLE MARTINIQUAIS », Paris, éditions L'Harmattan, 2008. 537p. ; (René Ménil (auteur), Geneviève Sézille-Ménil (sous la direction de))
- « RENE MENIL EVEILLEUR DE CONSCIENCES », tomes 1 et 2 : Articles, correspondances, recueillis et annotés par Geneviève Sézille-Ménil. - Auto-édition par G. Sézille-Ménil, décembre 2019.
I - « CHANGER LE MONDE » OU « CHANGER LA VIE ?» (exposé de Kora.Véron).
K.Véron affirme vouloir présenter en parallèle les itinéraires, croisements, théories de MENIL et CESAIRE, jusqu’à la rupture fin 1956 (cf « Lettre à Maurice Thorez », désignée ci-dessous par LAMT).
En amont, selon K.Véron, il y aurait eu un choix à faire entre deux options : « Changer le monde » (principe de Ménil) ou « Changer la vie » (principe de Césaire). Pour la conférencière, ces deux options se seraient avérées finalement inconciliables, incompatibles, d’où cette divergence débouchant sur la rupture en 1956, avec parmi les autres « causes principales » (sic) les grosses tensions, dans le PCF, entre Césaire et l’écrivain Louis ARAGON.
K.V. expose sa vision de l’approche marxiste de toute société :
- d’un côté : à la base il y aurait l’ « infrastructure » : ensemble des forces productives et des rapports sociaux de production, formant la base matérielle de la société ;
- d’un autre côté, il y aurait la « superstructure », dont font partie le monde des idées et les idéologies(7).
Et selon K.V., l’infrastructure déterminerait quasi-automatiquement la superstructure...
Pour Ménil, le marxiste, il se serait agi de « transformer le monde », selon la formule de Marx, via la transformation sociale de la société coloniale (martiniquaise), via la prise du pouvoir par les travailleurs (salariés) et l’exercice par eux du pouvoir notamment politique. Les revendications culturelles des colonisés s’intégreraient à ce processus de changement social radical, mais ne pourraient pas être satisfaites sans lui.
Pour Césaire, au contraire, toujours selon K.Véron, il s’agirait directement de « changer la vie », via la poésie, notamment Rimbaud, la culture, et la Négritude, qui restaurerait l’homme Nègre dans sa dignité et sa culture (sans distinction de classes sociales), par l’appel aux énergies individuelles libérées par la poésie, en particulier surréaliste, qui l’a influencé. Donc sans changement social radical (contrairement à la vision marxiste de Ménil, selon K.Véron).
L’exposante affirme en outre deux choses :
- Négritude et marxisme (dans sa bouche : le « communisme ») sont inconciliables, incompatibles. K.Véron affirme illustrer cette contradiction marxisme-négritude par l’un des mots d’ordre du PC Haïtien : « Contre la société capitaliste, contre la bourgeoisie noire, de couleur et blanche : solidarité des exploités sans distinction de couleur de peau ! ».
- Surréalisme et marxisme (même observation) le seraient également.
Pourquoi ne pas faire les deux révolutions -socialiste et de la Négritude- (c’est-à-dire «Changer le monde» et «Changer la vie») en même temps ? Selon K.Véron, pour deux raisons :
1/Le marxisme serait un pur matérialisme « en action » : il affirmerait une prépondérance quasi-absolue de l’ « infrastructure »(7) sur la « superstructure »(7), et impliquerait une « praxis »(8).
2/La stalinisation du monde « communiste » a mis en place une doctrine culturelle (le « réalisme socialiste », établi en URSS à partir de 1932) encadrant de plus en plus, par ses règles, une « esthétique prolétarienne » aux antipodes de la poésie de Rimbaud, du surréalisme, « du rêve, de la liberté de l’imaginaire, du merveilleux, de l’irrationnel des forces de l’inconscient » individuel. Cela va à l’encontre du surréalisme, pour lequel la «liberté subjective individuelle n’est pas négociable : elle se confond avec l’énergie créatrice individuelle» (sic).
Selon la conférencière, telles sont les raisons « martiniquaises » expliquant la rupture Ménil-Césaire.
Cependant, continue K.Véron, en admettant ces contradictions résolues, aplanies, comment Ménil et Césaire l’auraient-ils envisagé sur la durée? Car quand même, quinze ans (1941-1956), c’est long ! Et cela a fonctionné : pendant toute cette période, les deux hommes coopérèrent étroitement, d’abord dans Tropiques (1941-1945), puis à l’intérieur du PCF-Martinique (1945-1956). Pour essayer de répondre à cette question, K.Véron propose de retracer en parallèle, leurs itinéraires respectifs et leurs croisements jusqu’en 1956 (9).
René Ménil arrive à Paris en 1927. Il publie certes des articles, mais pas dans des revues du mouvement surréaliste. Il fréquente plusieurs milieux : le milieu surréaliste y compris André BRETON en personne, le salon des sœurs Nardal, sans intégrer quelque mouvement s’apparentant idéologiquement à la négritude. Il se rapproche du marxisme et du PCF. A la tête d’autres étudiants martiniquais, il crée le groupe « Légitime Défense », qui publie en 1932 la revue éponyme. « LEGITIME DEFENSE » (LD) s’affiche ouvertement « anticolonialiste », d'inspiration marxiste, révolutionnaire, psychanalytique et surréaliste. C’est le premier manifeste anticolonialiste écrit par des Martiniquais. LD condamne le colonialisme lui-même, mais surtout (ce qui est alors très nouveau !) l’aliénation culturelle(10) et la servilité des petite- et moyenne- bourgeoisies de couleur (dont sont issus certains membres du groupe) vis-à-vis des notabilités et mondanités, leur volonté de s’y complaire, leur assimilationnisme culturel(6), leur envie de singer le Blanc colonisateur.... De même, LD est très critique vis-à-vis du groupe « Jean Jaurès », se réclamant du communisme, créé en 1919 par Jules Monnerot-père (1874-1942). Ce groupe a rompu avec le socialiste Lagrosillière, et édite le journal « Justice » à partir de 1920. Dès 1932, LD invoque, définit et brandit l’identité culturelle de la Martinique, comme identité distincte de la France : les racines de la culture martiniquaise sont multiples et entremêlées (Afrique, Amérindiens Caraïbes, France, Inde, Chine, etc). Cette identité est le fruit d’un métissage historique conflictuel, mais ne peut pas être ramené à un seul de ces éléments.
La revue LD n’aura qu’un numéro. Mais en 1933, d’autres articles seront encore signés "LD".
En 1935, Ménil retourne en Martinique. Il crée avec G.Gratiant, G.Henry, V. Lamon et T.Léro, le groupe communiste "FRONT COMMUN", qui fusionnera avec le groupe "Jean Jaurès" créé par Jules Monnerot-père, cette alliance constituera la « Région Communiste de la Martinique » affiliée au PCF. Ménil est répétiteur, puis professeur de philosophie au Lycée Schoelcher (F.F.). Quand la Guerre éclate et lors de l’armistice (juin 1940), l’Amiral Robert est déjà en place, depuis septembre 1939(11).
Aimé Césaire arrive à Paris en 1931 (quatre ans après Ménil) pour poursuivre ses études, en tant que boursier, entre en classe d’hypokhâgne(12) au lycée Louis-le-Grand, puis à « Normale Sup » (Ecole Normale Supérieure). Il rencontre entre autres Léopold Senghor, fréquente le salon des sœurs Nardal, des surréalistes. Il transforme la revue « L’Etudiant martiniquais » en « L’Etudiant noir » (1935), qui accueillera des textes des Nardal, Senghor... En 1939, le «CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL» paraît dans une première version aux éditions «Volontés». En même temps que le «Cahier...», Césaire avait rédigé une thèse parue en 1938, dont K.Véron a retrouvé la trace : «Le thème du Sud chez les poètes nègres des USA »... Césaire échoue à l’Agrégation de Lettres, rentre en Martinique en 1939 (quatre ans après Ménil), avant l’armistice de 1940 et l’arrivée au pouvoir de Pétain. Il y enseigne la littérature au Lycée Schoelcher. C’est là que les deux hommes se rencontrent, d’abord comme collègues. En Martinique, quand Pétain arrive au «pouvoir» en juin 1940, l’Amiral Robert en suit la ligne collaborationniste, fasciste et raciste, le racisme négrophobe étant déjà très fort sous le système colonial antérieur, même post-esclavagiste.
De proche en proche, face à la dictature de Robert, s’opère une collaboration entre Ménil et Césaire. Ils regroupent autour d’eux quelques intellectuels «dissidents», qui rédigent des textes antifascistes, antiracistes, anticolonialistes (sans revendication «sécessionniste»), mais «cryptés», et les publient dans la revue « TROPIQUES » (N°1 : avril 1941). Ces textes «cryptés» sont des poèmes, des mini-essais, des dénonciations politiques... La revue est interdite par le régime de Robert, puis reparaît après le renversement de celui-ci (fin juin 1943), et ce jusqu’en 1945. Pendant ces cinq ans, via Tropiques, Ménil et Césaire ont été très proches, convergents,... Après-guerre, en 1945, pour les élections municipales, Ménil va demander à Césaire d’être tête de la liste présentée par le PC... Professeur au Lycée Schoelcher, Césaire jouissait déjà d’une certaine réputation ; les lycéens parlaient de lui à leurs parents, etc. Césaire accepte. C’est un triomphe électoral.
En 1946, aux élections à l’Assemblée Constituante, CESAIRE est encore présenté par le PC-Martinique (de même que Léopold BISSOL), et est élu. Il devient le rapporteur de la loi du 19 mars 1946 transformant les « quatre vieilles colonies »(13) en «Départements français» (assimilationnisme institutionnel(6)). Cette revendication était depuis 1920 portée par le PC-Martinique, d’autres forces de gauche, et, depuis 1848 au bas mot, par une large partie des petite- et moyennes bourgeoisies de couleur (pour des mobiles différents).
A l’intérieur du PC-Martinique, entre 1946 et 1956, Ménil et Césaire apportèrent chacun leurs réflexions et contributions pour définir l’orientation politique de ce parti, même si Césaire était souvent hors du pays (Chambre des Députés, voyage en Haïti, Congrès internationaux...). Au milieu des années 1950, avec d’autres dirigeants dont Camille Sylvestre, les deux hommes estiment que la départementalisation n’a pas résolu les problèmes coloniaux et sociaux, donc «poussent» à la revendication d’une « plus grande participation des Martiniquais à la gestion de leurs propres affaires»...
Hors Martinique : le mouvement communiste orthodoxe entre en crise. Mars-juin 1956 : publication du rapport Khrouchtchev, révélant les crimes massifs du régime de Staline en URSS et dans ses satellites est-Européens. Du 23 octobre au 10 novembre 1956 : insurrection anti-soviétique en Hongrie, finalement écrasée dans le sang par l’Armée Rouge. Le 24 octobre 1956, avant même cet écrasement, Césaire démissionne du PCF par sa «Lettre à Maurice Thorez»(14) (ci-dessous : LAMT)... D’où la rupture avec René MENIL, qui, lui, reste au PC. En 1957, la Fédération Martinique du PCF se transforme en PCM, formellement indépendant du PCF... En 1958, Césaire crée le PPM.
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II - « René MENIL POLYGRAPHE - LITTERATURE, PHILOSOPHIE, POLITIQUE » (exposé de Roger Toumson).
D’entrée de jeu, l’exposant indique que l’œuvre écrite de René.MENIL est, hélas, injustement méconnue, alors qu’elle occupe une place décisive des points de vue littéraire, philosophique et politique. Pour R.Toumson, il convient de réparer cette injustice, « tâche difficile du fait d’une certaine discontinuité, liée aux différents domaines qu’il abordait ». R.Toumson propose trois « segments » pour parcourir l’œuvre écrite de Ménil.
1 . René MENIL le Polygraphe - Une Œuvre polymorphe.
Pourquoi « polymorphe » ? Parce qu’intégrant des essais théoriques (pas forcément de théorie politique), du « journalisme politique » et de la poésie.
L’œuvre écrite de René MENIL n’est pas pléthorique ni monumentale, mais elle est importante.
Ménil était attaché à la forme et au genre de la « prose journalistique » (dixit R.T.) et de l’essai théorique, mais ne se détourna jamais de la poésie.
La prose journalistique, il s’y livra dans le journal « Justice » (qu’il dirigea de 1962 à 1972). Mais Toumson cite surtout trois titres, selon lui des « marqueurs »: « Légitime Défense » (1932), « Tropiques » (1941-1945 ; co-direction de fait avec Césaire), et direction d’« Action » (15). Ces trois titres l’amèneront à des chemins bien différents de ceux d’A.Césaire.
Il se livra à la poésie dans « Tropiques », « Tracées » (1981) et « Antilles déjà jadis » (1999).
Son caractère d’essayiste, de théoricien, apparaît clairement dans « Légitime Défense », puis « Justice » et « Action », et les deux ouvrages susvisés. Mais ces trois caractères chez Ménil étaient souvent en « co-existence » dans les revues, journaux et ouvrages portant sa contribution. Cela apparaît dans les revues qu’il impulsa, dirigea ou co-dirigea, et aux simples articles qu’il rédigea. Les essais (réflexions politiques, sociologiques, culturelles, esthétiques) sont regroupés dans les ouvrages cités an début de ce texte.
L’activité intellectuelle et théorique de Ménil se remarque dès son arrivée à Paris en 1927. Il y fréquente les milieux philosophiques et surréalistes français, mais aussi le salon des sœurs Nardal, les intellectuels du «monde noir» de Paris. En 1931, la rédaction de « La revue du monde noir » l’accueille en publiant son premier article : « Point de vue sur le folklore nègre », et en 1932 au moins un autre, premiers pas repérables de son engagement. En 1932, avec d’autres étudiants martiniquais, il impulse le groupe et la revue « Légitime Défense » (LD), qui n’eut qu’un numéro (juin), mais fit grand bruit en France. C’était un cri de révolte contre la petite- et moyenne- bourgeoisie martiniquaise de couleur « assimilée », mais aussi le premier manifeste martiniquais s’affirmant anticolonialiste. Les membres du groupe se réclamaient tous adeptes à la fois du marxisme, de la psychanalyse et du surréalisme (dont A.Breton était la figure de proue). Mais « leur adhésion au surréalisme n’est pas pleine et entière, comme l’illustrera l’affaire Aragon, par suite de la publication du poème ‘Le Front Rouge’ d’Aragon » (dixit Toumson)...
Autre personnalité importante de LD, Etienne Léro y publia l’article « Misère d'une poésie ». Il dénonçait la littérature « décalcomaniaque » des écrivains antillais d’alors, le « doudouïsme » (D.Thaly). Léro énonçait les conditions (selon lui) d’émergence d’une véritable littérature antillaise. Mais « cela n’annonçait en rien les innovations poétiques et littéraires d’A.Césaire » (dixit R.T.). Après le numéro unique de sa revue, le groupe LD continuera de publier dans « Justice », jusqu’en 1933. Le groupe dirigé par Ménil réapparaîtra en Martinique en 1935 sous le nom de «Front Commun ».
Ménil quitte Paris en 1935, Césaire en 1939. Ils se rencontrent comme collègues au Lycée Schoelcher. En 1940 se met en place la dictature fasciste et raciste de l’Amiral Robert, devenu le délégué aux Antilles-Guyane françaises du Maréchal Pétain.
Revue de dissidence cryptée face au régime de l’Amiral Robert, Tropiques (1941-1945) correspond en quelque sorte à une «période heureuse» entre Ménil et Césaire (sic). Elle est créée par le tandem, Césaire étant directeur de publication : collaboration amicale, productive, très fructueuse. La ligne directrice de « Tropiques », c’est l’opposition au régime de Robert-Pétain-Vichy, la proclamation de l’identité martiniquaise et notamment des racines africaines. Premier numéro : avril 1941. Premier numéro : avril 1941. Malgré le « codage », le régime de Robert finit par comprendre, et interdit la revue en mai 1943. Elle reparaît après son renversement de juin 1943, et jusqu’en 1945.
A propos de la revue « Action » proprement dite (1963-1971 et 1979-1980), R.Toumson affirmait qu’elle était un des trois marqueurs de l’activité du Ménil écrivain ; pourtant, il ne développe rien la concernant...
R.Toumson signale qu’en 1945 René Ménil s’inscrit à l’ «Institut d’Ethnographie » créé au Musée de l’homme, à Paris. Preuve qu’il s’intéressait à bien d’autres choses qu’à la politique et au marxisme...
2 . René Ménil - Critique de la négritude.
Le conflit d’idées entre Césaire et Ménil s’est exprimé à partir de 1956. C’est essentiellement un débat politique contradictoire, pas un conflit de personnes, en dépit de sa grande virulence rhétorique liée au contexte politique d’alors(16).
Un concentré des critiques de Ménil contre la Négritude figure dans « Action » N°1 (1963), c’est l’article « La négritude, une doctrine réactionnaire ». C’est un argumentaire contre la Négritude, que Ménil considère comme une doctrine politique, dans le contexte historique précis de lutte PPM-PCM(16). Ménil instruisait un peu plus le procès fait à Senghor pour sa fameuse formule sensée résumer la Négritude : «L’émotion est nègre, la raison hellène» (17).
Selon R.Toumson, quoi que Senghor ait pu en dire par la suite, par cette formule l’intéressé reprenait à son compte les théories racialistes notamment de Gobineau(18). Plus tard, dans « Tracées »(19), Ménil renouvellera et actualisera cette critique dans un article intitulé «Le spectre de Gobineau» : « Aux Blancs la logique et le raisonnement rationnel, aux Noirs l’émotion, le rythme. »
Sur le fond, d’après Ménil, à cette époque la lutte de Césaire et des tenants de la Négritude devait se mener principalement sur le plan culturel, du fait des spécificités culturelles des peuples colonisées (cf exposé de K.Véron). En outre, pour les mêmes, les pays et peuples «nègres» et de couleur devraient être solidaires surtout entre eux, indépendamment des différences sociales, des luttes de classes internes. Ce sont précisément ces thèses que conteste Ménil.
Car pour Ménil, outre la formule susvisée (réfutée en tant qu’expression aussi racialiste que la négrophobie colonialiste et que pseudo-essentialisation du Nègre), la Négritude escamote les classes sociales dans les pays colonisés, vise à désamorcer les luttes de classes contre les bourgeoisies locales et nationales, ce qui est réactionnaire, en tout cas conservateur. De plus, la Négritude affirme que la lutte des Nègres est spécifique aux Nègres pour conquérir leur dignité et leurs droits, et que le combat à mener est purement culturel... Selon Ménil, au contraire, la lutte à mener est d’abord une lutte politique des peuples colonisés et notamment des salariés, quelle que soit leur pigmentation, pour renverser la bourgeoisie capitaliste étrangère et autochtone, afin de rompre les liens de domination coloniale, vraiment transformer le pays en y construisant le socialisme (où les travailleurs (salariés) exerceront le pouvoir). Ce serait une condition indispensable à la libération et l’épanouissement culturels de tout le peuple : l’idée de cette révolution intègre la libération culturelle des colonisés. C’est pourquoi la lutte politique doit prévaloir sur la lutte purement culturelle.
Autrement dit, dans les colonies, il existe une exploitation capitaliste spécifique, par la bourgeoisie capitaliste locale, noire/de couleur, contre son propre peuple, ses compatriotes autochtones (ouvriers, employés). Dans les ex-colonies françaises d’Afrique, « indépendantes » depuis 1960, cette bourgeoisie locale continue d’exploiter son peuple, en lien organique avec la bourgeoisie ex-métropolitaine (devenue néo-coloniale) avec qui elle a partie liée, et l’ex-Etat colonisateur. Ménil évoque trois pays : Sénégal, Côte-d’Ivoire, Cameroun.
Le cas du Sénégal est particulièrement illustratif . Depuis 1960, il est formellement « indépendant » , et présidé en 1963, comme par hasard, par un théoricien de la Négritude, Léopold SENGHOR. La bourgeoisie sénégalaise exploite les salariés sénégalais, mais il existe aussi des entreprises capitalistes de l’ex-métropole, qui elles aussi exploitent ces salariés. « Lesieur » continue d’exploiter l’arachide sénégalaise à bas prix (comme à l’époque coloniale), avec de la main-d’œuvre locale à faible coût (idem), avec la complicité active du régime néocolonial de Senghor, pion actif et pilier de la domination française du pays, ou « néocolonialisme » (appelé plus tard « Françafrique »).
La Négritude n’a donc rien changé à la structure coloniale/néocoloniale de la société sénégalaise, à l’exploitation du peuple sénégalais par la bourgeoisie capitaliste locale et ex-métropolitaine. Le peuple sénégalais est toujours dominé, exploité par les bourgeoisie française et sénégalaise, et n’est pas plus libéré/épanoui culturellement qu’avant 1960. En dépit des apparences, la Négritude n’a quasiment rien changé pour lui. Telle est l’analyse de Ménil.
En outre, Ménil, en marxiste, pense les relations sociales en termes planétaires, en termes de solidarité entre travailleurs de tous les pays(20) : ils doivent se soutenir mutuellement contre l’exploitation par les bourgeoisies capitalistes, indépendamment des nationalités, face au capitalisme internationalisé depuis le XIXème siècle (internationalisme prolétarien).
Voici donc pourquoi, selon Ménil, la lutte politique doit prévaloir sur la lutte purement culturelle des tenants de la Négritude, et de Césaire au premier chef pour la Martinique.
Tout ceci est capital pour comprendre la divergence de fond entre Ménil et Césaire entre 1956-1958, puis le conflit PPM-PCM à partir de 1958. Avec la Négritude, Césaire poserait davantage le problème de la décolonisation en termes de «races» et de nations toutes classes confondues: prééminence de la lutte culturelle contre l’aliénation de l’homme noir. Ménil pose ce problème en termes de classes sociales, de lutte de classes, la libération nationale et l’épanouissement de l’identité culturelle martiniquaise étant un «volet» important du combat anticolonial global. Sans occulter la lutte contre le racisme colonial, qu’il combat, Ménil estime qu’il faut absolument lutter pour une transformation sociale profonde, qui impliquerait de rompre les liens de domination coloniale (économique et sociale entre autres) avec la métropole, donc avec la bourgeoisie métropolitaine et la « locale » qui a partie liée avec la précédente. C’est pour Ménil une condition indispensable pour une vraie libération culturelle des peuples colonisés.
Légitime Défense ayant fait allégeance au surréalisme, Ménil avait donc été influencé par celui-ci, sachant que par ailleurs BRETON et lui s’étaient connus personnellement pendant la période estudiantine de Ménil à Paris (Breton retrouvera Ménil en 1941 lors de son passage en Martinique). Or, nous dit Toumson, A.BRETON lui-même jugea nécessaire de clarifier à sa manière les rapports entre le surréalisme et le marxisme, en affirmant : « L’idée de la révolution [prolétarienne] doit prévaloir sur l’engagement intellectuel ou artistique » (dixit Toumson). C’est ce contre quoi, poursuit Toumson, s’est systématiquement élevé A.Césaire dans la « Lettre à Maurice Thorez »... Dans la LAMT, selon Toumson l’essentiel de l’argumentaire est emprunté à Anna Arendt...
Lors de la réédition de « Légitime Défense » en 1979, Ménil continuera d’opposer la Négritude, comme corpus créé seulement pour la lutte culturelle du «monde noir», toutes classes confondues, au marxisme comme outil théorique pour une transformation sociale profonde, pour une vraie rupture des liens de domination coloniale (notamment économique) donc pour une vraie libération nationale, condition indispensable à la libération culturelle de l’identité du peuple martiniquais.
Au congrès de Miami, en 1987(21), Césaire définit ainsi la Négritude : « La Négritude n’est pas une philosophie, ni une métaphysique, ni une prétentieuse conception de l’histoire, mais une ‘‘façon de vivre l’histoire dans l’histoire’’»... Toumson ajoute un avis personnel : « Cette définition décisive et précise de Césaire est ambigüe : si la Négritude n’est pas une métaphysique, c’est quand même une philosophie de la décolonisation », donc une doctrine politique.
Toumson ajoute ceci. «Les principes d’analyse sur lesquels se sont fondés les cadres de la Négritude sont définis dans le cadre épistémologique d’une époque où prédominent, au niveau français des sciences humaines et sociales, des gens comme Michelet, Durkheim, Bergson, Sartre, Lévy-Strauss, tous porteurs de conceptions et d’analyses alors nouvelles... Pour les étudiants Ménil et Césaire, le débat et la dialectique entre le particulier et l’universel étaient d’actualité. Ils étaient attentifs aux problématiques de la ‘phénoménologie de l’esprit’ et aux thèses consacrées à Hegel par Alexandre Kojève(22) . Césaire récusait pour lui-même le statut de «philosophe», mais a toujours cité avec intérêt les principes de la dialectique hégélienne entre le particulier et l’universel. A cet égard, dès les premiers numéros de «L’Etudiant noir», le débat sur la «créolisation» (avant la lettre) était ouvert : il ne daterait ni d’hier, ni d’avant-hier, ni des auteurs de la «créolité» » (sic !). Et ce débat mobilisait déjà aussi les énergies et convictions du jeune R.Ménil (idem).
3. Entre politique, poésie et théorie : généalogie d’une antinomie théorique - dialogue contradictoire.
Selon R.Toumson, il existe une problématique complexe entre poésie et politique, une antinomie(23) théorique entre les deux. Quand Toumson parle de «poésie», il précise qu’il parle de «littérature» (en grec «poésie» serait synonyme de «littérature»...). De même, quand il parle de «philosophie», il y intègre la politique et la «Cité» (tradition philosophique grecque).
La poésie touche à la philosophie et la politique, mais est inférieure à la philosophie et la politique, statutairement (et non intrinsèquement), elle en « résulte » et/ou elle lui est subordonnée. Il y a donc une antinomie théorique à les pratiquer de concert(24). Selon Toumson, aux Antilles si tourmentées, cela se complexifierait par le fait que les écrivains sont souvent polymorphes, engagés politiquement.
Ménil n’était pas seulement un prosateur talentueux, plein d’humour et d’ironie. C’était aussi un poète (cf début d’exposé), quoi que sa poésie soit très différente de celle de Césaire. Parmi les textes de R.Ménil (Légitime Défense, Tracées, Antilles déjà jadis et les ouvrages de textes collectés par G.S.-Ménil), on trouve de nombreux poèmes. Et il y apparaît un cheminement où transparaît l’empreinte du surréalisme (même s’il ne faut pas occulter le «choc» de la rencontre Césaire-Breton en 1941). Selon R.Toumson, Ménil a été confronté à une contradiction entre la poésie/littérature et la politique (contradiction qu’il a tenté de résoudre). Cette contradiction « n’est pas purement martiniquaise ou circonstancielle, ni de causalité biographique ou événementielle : elle est de portée générale, inhérente à (au sens large) l’institution du politique en elle-même ». Toujours selon Toumson, les paradoxes de chaque double intervention, à la fois littéraire et politique, doivent donc être rapportées à l’antinomie théorique présentée dès les premiers commencements de la philosophie grecque (Socrate-Platon), qui postulait déjà l’antinomie entre politique et poésie/littérature, la 2ème étant inférieure (statutairement) à la première. Donc le problème posé par la relation Ménil-Césaire dépasse les positionnements individuels, mais s’inscrit dans les conditions socio-historiques de communautés encore soumises au joug du colonialisme post-esclavagiste, et aux pesanteurs coloniales » (fin de citation).
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III - « LA QUESTION DE L’IDENTITE AUX ANTILLES DANS L’ŒUVRE DE R.MENIL » (exposé d’André Lucrèce).
A.Lucrèce(25) affirme d’abord que René Ménil était «un ami». Selon lui, l’échange avec Ménil avait toujours eu une très haute exigence. Son esprit et ce que son étendue « forgeait » était toujours le résultat d’un "vouloir essentiel", toujours solitaire. C’est ici que la conversation devenait souveraine : elle se tenait dans l’écoute et l’estime... Par-dessus tout dogme, l’extrême curiosité de Ménil montre à quel point il était attaché à nos pays (petites Antilles), ceci dans ce que l'orateur nomme « l’affouillement ». Ménil était de ceux qui recherchaient inlassablement la fécondité la résolution critique de ce qu’il nommait « un problème », que celui-ci soit philosophique, sociologique ou esthétique.
Ménil abordait tous les problèmes, peuplés de batailles et de polémiques. Il s’en tenait à une distance, de même qu’à une grande distance avec le superficiel, que Lucrèce appelle « la hauteur de vue ». Au passage, Ménil réglait un compte avec l’insuffisance qui ne satisfaisait pas l’espace du problème. C’est ainsi qu’il s’attaquait à la plus grande des pénuries, celle qu’il appelait les « vides de pensée », à ces forêts de mots insoucieuses de l’élucidation dudit problème, et à toutes paroles qui ne pouvaient pas dire le pays dans toute sa complexité et dans la légitimité de la pensée. L’élucidation de ces problèmes ne pouvait naitre que de l’étude attentive : il fallait alors mobiliser la puissance maîtrisée de la nature de l’analyse. C’est à ce propos que, pour Lucrèce, Ménil interpelle trois valeurs fondamentales : l’esprit, la poésie et la liberté.
1 . L’esprit.
A «l’esprit», A.Lucrèce joint le «surgissement» qui nous révèle la situation de l’Antillais » et la question sensible : «Quelle est sa prédisposition identitaire?». Il s’agit donc de l’esprit chez l’Antillais.
Pour Ménil, cité par Lucrèce : «L’Antillais est victime de la fraude coloniale... Problème posé par l’histoire-même : Chaque peuple colonisé à l’heure actuelle s’individualise, se cherche, se récupère, comme le colonialisme, pour survivre. Pour vivre aussi, et pour se développer selon son génie (propre)... Les Antilles sont à l’heure de cette vérité.... Oui, les Antilles existent, et elles ont l'insolence d'être antillaises», irréductiblement. Ici, Ménil veut affirmer ceci : ce n’est pas la France qui a produit l’identité antillaise, qui serait quelque chose émergée à partir de rien, comme l’affirme le Général de Gaulle de passage en Martinique(26). DG (de Gaulle) affirmait en effet : « C'est la France qui a créé la civilisation... Tout ici est français ». Et « Mon Dieu! que vous êtes français! »... Le Martiniquais, doté toujours d’un peu d’humour, entendit surtout, ou crut entendre, ou tourna en dérision, par «Mon Dieu, que vous êtes foncés!». Ménil répond à DG.
Car, par sa première déclaration ci-dessus, DG niait l'existence même du peuple martiniquais, puisque niant la multiplicité des peuples(27) qui créèrent l’œuvre humaine que sont les peuples des Petites Antilles par un phénomène de « créolisation » (avant la lettre) complexe, travail obscur, qui dura trois siècles, et qui au final a produit un peuple et une culture spécifiques, irréductibles à la culture française. Il y avait eu l’événement sensible que Ménil résume par cette phrase : « Poussières humaines, nous avons appris à faire un peuple ». Réplique cinglante de Ménil au colonialiste de Gaulle(28). Selon A.L., c’est là une allusion à Montaigne, lequel loue l’activité de l’abeille, qui fait son miel à partir des sucs du thym et de la marjolaine ; mais ce miel, une fois fait, n’est plus thym ni marjolaine(29)...
Mais dans l’intimité de cette transition, de cette « créolisation », Ménil le sait, il y a le danger de l'aliénation culturelle(10).
Car (A.Lucrèce cite Ménil) : « Dans le système colonial, la conscience des colonisés est façonnée, modelée conformément aux préjugés des colonisateurs, aux valeurs et aux préjugés des maîtres.... Face à la surestimation de soi dans la conscience du colonisateur, l’homme antillais doit donc se relier à son être véritable, dans une intransigeante clarté avec lui-même. Car, dit Ménil, une culture ne se bâtit pas sur le mensonge. Elle passe par une épuration de la conscience antillaise : épuration des erreurs, des mensonges, des trahisons liés à la vie et au système colonial ». Via cette aspiration collective pour laquelle il milite, Ménil invite aussi les Antillais à porter leur part à ce que Lucrèce appelle « la phénoménalité du monde ». Mais il leur faudra une conscience vigilante et attentive. Attentive à quoi ? Attentive parfois à soi-même, pour le devenir-même de la post-colonialité de nos sociétés (dixit A.L.).
Ménil prend l’exemple des mythologies qui, « conçues par les Antillais, sont réactionnelles », c’est-à-dire en réactions. Pour lui, trop souvent ces mythologies émergent « comme des contre-mythologies, en réaction contre les mythologies des colonisations/colonisateurs, au sens où on dit qu’un malade réagit par la fièvre ou encore par la névrose ». Ménil conclut en invitant les Antillais à « construire avec leurs [propres] matériaux les concepts rationnels de la décolonisation ».
2 . La poésie.
R.Ménil était aussi poète, et poète engagé. AL en donne ici deux exemples, parmi beaucoup d’autres(25).
«Dans une clairière jusque-là inaperçue, vous apercevez pourtant, alors, une scène d’une prodigieuse beauté, baignée de lumière rouge-jaune, morte vivante, et, il me semble aussi, d’un fameux accord ellingtonien [Ménil était un passionné de la musique de Duke Ellington]. Un Caraïbe, plus grand que nature, amoureusement dévore le passionnant objet de son amour... Votre cœur, mon cher lièvre colonial, ne peut pas se faire à ce spectacle sublime. Vous sentez que votre présence est incongrue, et que vous allez vous en aller, silencieusement, confus, sur la pointe des pieds, par un sentier propice. Et dans la forêt perdue, cette exaltante image de l’amour absolu que hardiment réalise sous nos yeux le pur enfant mangeur de jouets, et quelquefois des amants... Calmez-vous ! Calmez-vous de ne pas aimer ma poésie. On n’aime jamais que ce que l’on mérite d’aimer... Beau comme la rencontre dans une forêt antillaise, au cœur d’une clairière illuminée de fine lumière sanglante, d’un cannibale et d’une chabine au teint de cendre.»
Ici la notion capitale est l’impulsion d’une sensibilité à l’univers extérieur, à la fois visuelle, sonore, sensible, où se déploie une sensibilité multiple dans un contexte de relation sensorielle(30) , où se dégage une forme d’incohérence indomptée mais essentielle au projet du poète. Le seul « point d’équilibre » de cet univers créé par lui est que nous sommes dans la réalité antillaise, originaire, et donc unique. Nous sommes là au cœur du sensible, de la fusion, et, ce faisant, intègres, là où se manifeste aussi l’originaire.
Dans cette incise poétique, dans cette rencontre improbable des passions amoureuses dans la forêt tropicale martiniquaise, source d’un ordre humain installé dans le tumultueux dialogue où frémissent les murmures de l’arrière-pays, se déroule une scène théâtrale qui annonce la dernière valeur évoquée par Ménil, la liberté.
3. La liberté.
Cette liberté est celle de l’écrivain qui nous prépare le grand théâtre de l’humour, lequel n’a rien à voir avec le vulgaire (qui a tendance à manipuler l’instrument-humour avec rage et fureur). Au contraire, il faut y voir chez Ménil une poétique généreuse et audacieuse, héritée des meilleures sources de la littérature, qui peut aller jusqu’à l’invraisemblable.
Ménil nous alerte : « Nous annonçons l’avènement de l’humour aux Antilles » (Tropiques) C’est en effet l’œil humoristique de Ménil que Lucrèce veut prendre pour exemple de la liberté de l’écrivain.
Dans un deuxième poème illustratif de la poésie de Ménil, «Drame légendaire au crépuscule» (in Tropiques N°4, janvier 1942 : NDR), nous est proposé via Lucrèce un spectacle imprévu : la présence de Don Quichotte dans la petite commune martiniquaise du Gros-Morne (lieu de naissance de Ménil).
Que peut bien venir faire Don Quichotte dans cette petite commune, par ailleurs souvent moquée pour son « bas niveau culturel » ? « Là est le problème », dit Lucrèce, paraphrasant Ménil. Pour tenter de le résoudre, Lucrèce le pose autrement : «Que peuvent bien faire Don Quichotte, et Cervantès à travers son personnage, dans cette petite commune chère à R.Ménil ? »
Certes, le talent qui prend sa source dans l’ardeur unique de l’humour, qui avec ce texte (sonnant comme une annonce d’un faits-divers relaté dans France-Antilles) met en scène la présence de Don Quichotte dans la campagne du Gros-Morne, ce talent, donc, descend en quelque sorte en torrent dans une silencieuse distance. Lucrèce cite un extrait : « Don Quichotte, équestrement immobile au sommet de la colline, entre le manguier dubitatif et l’abri inhabité gouvernant de sa raideur de fer la campagne paisible ». Tel est Don Quichotte décrit par Ménil. Mais celui-ci nous a prévenu dès 1941 : « Le merveilleux est l’image de notre liberté absolue » (dans « Introduction au merveilleux », Tropiques N° 3, octobre 1941).
Au-delà de cette fugue paysanne de Don Quichotte, cette fugue n’est pas anecdotique. Car au-delà d’elle, s’introduit le chant de la satire, qui ose ouvertement la critique d’une époque, d’une politique et d’une morale. Car Don Quichotte annonce formellement son projet : il n’est pas l’homme du secret, mais un homme des sécrétions, de la chevalerie errante. Nous sommes au lieu où l’épique du Moyen-Age européen annonce son dépassement. Ce monde figé, dont Don Quichotte, l’homme des illusions et des errements, est la figure vivante, fait la démonstration de la nécessité d’une transition, mieux, d’une transgression qui construit un futur n’ayant rien à voir avec les valeurs du médiéval.
A travers son personnage, Cervantès est donc clairement dans la critique, et apparaît comme l’écrivain de la «disjonction» (31), de la rupture historique. Don Quichotte est bien l’homme dont la présence au Gros-Morne (village traditionnel et rural) apparaît comme la figure symbolique de la dévaluation du temps passé, d’irréalités dont il se nourrit avidement, lui qui a subi déjà les morsures du futur... La subjectivité de Don Quichotte vers les illusions nées du passé l’éloignent des valeurs modernes qui sont en marche vers une nouvelle société humaine.
Cette disjonction a un but que Ménil énonce ainsi : «Donner un contenu à notre vie lamentablement formelle, voilà le plus urgent!» Il ajoute : « Le romantisme antillais est là. Et sa nouvelle conception de la beauté créole l’accompagne en quelque sorte ».
Résumons, dit Lucrèce citant Ménil : « Romantisme antillais égale mouvement culturel du peuple antillais saisi convulsivement du sentiment de sa propre vie ».
Conclusion d’A.Lucrèce : « Il y a chez René Ménil une créativité étincelante (délivrée dans la discrétion : on retrouve là sa discrétion, ce qui soulève encore la question de sa reconnaissance), une inventivité qu’il a su mettre au service de son peuple. Les faisceaux lumineux qu’il nous a laissés, et qui relèvent de la « poièsis »(32), témoignent d’une conscience attentive et d’une écriture qui nous charme par ses somptueux détails » (sic).
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INTERMEDE :
Barbara Jean-Elie cite un texte du René Ménil politique, intitulé « Le droit colonial contre le droit des Martiniquais à l’autonomie » : « Aucun Antillais sensé ne peut concevoir l’avenir antillais en-dehors du cadre de l’autodétermination ou de l’autonomie(33) comme on voudra l’appeler. Il n’est pas possible que, dans le monde d’aujourd’hui, subsistent des ilots du colonialisme, où le pouvoir politique se trouve exercé par d’autres que les Antillais eux-mêmes » (« Justice » du 23 mars 1961).
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4) René MENIL – UN PENSEUR PROLIFIQUE ET D’ACTUALITE (exposé de Geneviève Sézille-Ménil).
Mme Sézille-Ménil rebondit sur une telle évocation de Don Quichotte par Ménil. Elle affirme que pour Ménil, «Don Quichotte» était devenu l’ouvrage philosophique «le plus important de toute la philosophie, le summum»(34)! Roland Suvélor (1922-2011), ex-animateur du ciné-club du CMAC, vint même un jour voir Ménil chez lui. Ils parlèrent de leur plus récente lecture, «Don Quichotte», et ils en étaient «émerveillés»...
Elle confirme aussi qu’à la fin de leur vie, Césaire et Ménil se revoyaient régulièrement, chez Ménil, que leur amitié s’était renouée, qu’ils parlaient beaucoup littérature et poésie.
GSM (Geneviève Sézille-Ménil) rapporte que Ménil lisait beaucoup, mais aurait toujours beaucoup lu. Enfant, il aurait lu les livres de la bibliothèque de Jules MONNEROT (1874-1942, père de son ami Jules-Marcel MONNEROT), fondateur du groupe « Jean Jaurès » et du journal « Justice ». Ménil aurait eu quelques amis très chers, dont J.-M. Monnerot et Georges Gratiant (1907-1992 ; futur Maire du Lamentin). Ménil dut rompre avec J.-M. Monnerot quand celui-ci glissa à droite, sous un mode très anti-communiste, puis à l’extrême-droite(35). Concernant Gratiant, à sa mort Ménil pleura y compris pour une interview, à telle enseigne que le journal afficha : « Les sanglots de René Ménil ».
Pour GSM., une anecdote illustre assez bien la révolte du très jeune Ménil (20 ans) contre les injustices sociales. Fin 1927 : comme d'autres étudiants boursiers, Ménil se rendit en France à bord du bateau «Macoris», pour finir ses études. Comme les autres étudiants boursiers, il voyageait en 2ème classe. Trois jeunes Guadeloupéens avaient été mis au cachot pour n’avoir pas payé le voyage (passagers clandestins). Les passagers pouvaient les voir depuis le pont du bateau, les barreaux du cachot donnant sur le pont. Blottis dans leur prison ils faisaient grise mine.. Certains étudiants manifestèrent ostensiblement leur mépris pour eux, mais Ménil leur répliqua: « Le seul crime de ces jeunes est d'avoir voulu briser les barrières où les enfermait leur misère »(36). Même si cela peut paraître anodin, cette révolte du jeune Ménil contre les injustices sociales semble avoir guidé l’adulte toute sa vie politiquement (malgré les aléas politiques).
GSM indique que les autorités firent payer à Ménil son implication comme dirigeant de « Légitime Défense » (1932), en lui retirant sa bourse d’études (comme aux autres étudiants boursiers membres de LD). N’étant pas un d’origine «aisée», c’est surtout de cette bourse que vivait l’étudiant Ménil. Il fit donc quelques petits boulots pour subvenir à ses besoins (pion au Lycée de Chartres, Assurances). Mais pour GSM c’est le retrait de sa bourse d’études qui l’obligea finalement à rentrer en Martinique en 1935. Il continua d’écrire beaucoup, et pas seulement pour l’activité politique, et ce dans différentes revues, martiniquaises ou non.
Pourquoi Geneviève Sézille-Ménil a-t-elle décidé de regrouper et rééditer les textes de Ménil ?
Concernant « Légitime Défense » :
GSM indique que les éditions Jean-Michel Place avaient sollicité son autorisation pour une nouvelle réédition (après celles de 1979), mais qu’elles firent traîner les choses. GSM les relança plusieurs fois : au final l’éditeur lui fit savoir qu’il avait «Césaire à rééditer en priorité», et verrait «pour Ménil après». GSM a donc retiré l’autorisation à JMP, mais sans regrets : elle a retrouvé treize textes en plus de ce qui est publié dans l’original de 1932 réédité tel quel en 1979. Elle les a intégrés dans sa réédition augmentée, auto-produite. Dont :
- un article de Ménil intitulé «Les nègres, ces chiens...» (septembre 1933). Ayant lu «Mein Kampf», édité en 1925, Ménil dénonçait déjà Hitler, qui considérait les Noirs comme des « demi-singes » («Mein Kampf», cité par Ménil dans cet article), et écrivait «C’est un dressage, tout comme celui des chiens» (idem). Et Ménil y dénonçait aussi les convergences de vues entre nazis (gouvernant l’Allemagne depuis janvier 1933), les fascistes français, les ségrégationnistes «lyncheurs de Nègres» du sud des USA, qu’Hitler admirait et à qui il procurait des «conseils» (cités par Ménil dans le même article : extrait de «Mein Kampf»). L’article de Ménil s’achevait par : « Être passif [face au fascisme], c’est laisser faire. Vous comprenez bien que MM.Aubéry et Lémery ne demandent pas mieux ». Ménil fut donc un de ceux qui alerta très vite à propos du racisme d’Hitler, bien avant la découverte des camps d’extermination de la « solution finale ».
- un échange de correspondances incisives entre Ménil et Jules Monnerot (de « Justice »). Car malgré ses reproches au groupe Jean-Jaurès, LD souhaitait publier des articles dans « Justice »...
Concernant les autres textes, regroupés dans trois recueils (cf bibliographie en début d’article), GSM présente les motifs suivants : :
1) Ménil lui semble être un écrivain méconnu.
a- Il a écrit dans de nombreux supports, pas seulement martiniquais, français et internationaux, et donna des interviews, jusqu’à la fin. Mais après une première lecture par le public, il lui semble que ces textes tombaient souvent dans l’oubli, alors que selon elle ils avaient sûrement une portée importante (au-delà de leurs rapports personnels). Elle en connaissait bien la plupart, car pendant les dernières décennies de la vie de Ménil, c’est elle qui les tapait, et pour les antérieurs elle avait lu « Tracées ». Bref ! GSM voyait les textes de Ménil, qu’ils soient tapés/publiés ou non (parfois ce sont des correspondances avec des écrivains de renom). Elle a conservé les originaux, pas tous tapés.
b- En outre, «Tracées» se vendant mal, les éditions R.Laffont mirent carrément tous les invendus au pilon, plutôt que de les distribuer à des bibliothèques, des Universités. Cela ébranla beaucoup R.Ménil ; les époux Ménil en achetèrent une certaine quantité pour offrir, mais sans commune mesure avec ce que des réseaux de libraires peuvent proposer). « Antilles déjà jadis » intégra les textes de « Tracées », mais est devenu introuvable ! Il était donc probable que de nombreux textes publiés de Ménil soient complètement tombés dans l’oubli, restés inidentifiables comme tels à l’époque contemporaine, tels certains de Légitime Défense postérieurs à 1932, les articles non signés dans Justice (cf ci-après), et évidemment les manuscrits non tapés.
c- En 2013, le Campus universitaire de Schœlcher avait organisé une journée d'étude sur Ménil, qui avait publié «Tracées» et «Antilles déjà jadis». Lors de cette journée d’étude, il fut demandé à l’assistance (étudiants en Lettres) : « Qui connaissait le nom de René Ménil avant ce colloque? Qui a déjà lu de ses textes ?». Personne ne répondit. GSM en imputa la faute aux professeurs, dont certains proposèrent d’étudier «Tracées» Mais ce livre n’était plus disponible (cf ci-dessus), et «Antilles déjà jadis» introuvable : il n’y avait « pas de supports pédagogiques ». Il fallait donc en élaborer! C’est ce à quoi Mme Ménil s’est attelée.
2) Selon GSM, Ménil avait une pensée originale, distincte de celle de Césaire, Fanon et Glissant (nés aussi dans le premier tiers du XXème siècle). Cet écrivain n’écrivait pas toujours sur les mêmes «champs de travail» que les trois autres, même si ces «champs» se recoupaient souvent. Souvent, sur un même point leurs analyses divergeaient. De plus, les analyses antillaises sur l'esthétique, la musique, les arts, la critique littéraire sont fréquentes chez Ménil, beaucoup moins chez Césaire ou Fanon. Et il n’était pas seulement un des principaux intellectuels du PCM en tant que parti politique : il était aussi un penseur de l’identité martiniquaise dans les domaines déjà évoqués et dans son rapport au reste de l’humanité. Cela débordait largement le champ purement politique. Il fallait faire mieux connaître cette pensée.
3) Pour GSM, la pensée de Ménil reste d’actualité : sur l’identité martiniquaise, les arts, l’esthétique, la politique des Petites Antilles françaises, la philosophie... Jusqu’à la fin de sa vie, il continua d’examiner l’évolution de la Martinique, d’actualiser ses analyses, et d’écrire, y compris pour l’avenir et le développement du pays ! Exemple : il s’intéressait au thermalisme et stations thermales (il y en a une en Guadeloupe). En 2000 il publia dans Justice un article dont GSM donne lecture : « Jusque dans les années 1940, il y avait deux stations thermales en Martinique : celle de Balata-Absalon et celle de Moutte. Deux stations aménagées pour le séjour, la cure, la promenade et l’excursion. N’y aurait-il pas lieu, au moment où l’on parle de créations d’entreprises et de lutte contre le chômage, [souligné par moi, FC] d’envisager la reprise de ces activités ? Une analyse des eaux serait nécessaire (ou un rappel des analyses médicinales déjà faites). Le lieu de séjour devrait être réaménagé ou reconstruit. Des moyens de loisirs devraient être mis en place. La Région, le Département et des particuliers devraient participer à cet investissement... Une réalisation de cette espèce intéresserait aussi bien des touristes étrangers que des Martiniquais pour la cure et les loisirs. Il y aurait là un élément d’enrichissement de notre économie et de notre patrimoine, ainsi qu’une activité porteuse d’emplois. » Donc même en 2000, à quatre-vingt-treize ans, Ménil faisait toujours des propositions, fournissait des pistes pour un développement autocentré de la Martinique... D’autres textes sont des témoignages intéressants, des chroniques du temps passé (exemple : « En ces temps-là »(37), sur les rapports à une époque ancienne entre le Centre-ville de FF et le quartier Rive-Droite-Levassor, texte lu pendant le colloque).
Ce sont toutes ces raisons qui poussèrent GSM à éditer ou rééditer les textes de René Ménil (et pas seulement LD). Elle avait par-devers elle de nombreux manuscrits par toujours tapés ni édités, y compris des correspondances, des brouillons non publiés. Soit au total des centaines de textes.
Selon Geneviève Sézille-Ménil, quand on cite les grands écrivains martiniquais, on évoque systématiquement Césaire, Fanon, Glissant, et on en oublierait un quatrième : Ménil. De fait, en-dehors du PCM, et parfois du vivant de Ménil, des intellectuels, malgré des divergences ou vives controverses, affichaient clairement leur estime pour Ménil : Glissant, Chamoiseau, Confiant, Lucrèce, Joël Beuze... Et les contenus des conférences de Toumson et Lucrèce lors de ce colloque, conjugués aux hommages d’écrivains de générations ultérieures tendent à accréditer cette thèse...
Retrouver tous les articles publiés, les collecter et retaper fut difficile, nous dit GSM :
- La plupart du temps, Ménil ne signait pas ses articles dans Justice (que, selon GSM, il privilégia toujours), surtout pendant sa période la plus active! Certains semblaient avoir le « style » de RM, mais pour en être sûre, GSM consultait Armand Nicolas, Secrétaire Général du PCM à partir de 1962. Car en tant que Rédac’chef, membre du Comité Central et du Bureau Politique du même parti, Ménil était très proche de Nicolas, les deux hommes se connaissaient bien...
- Ensuite, GSM voulait collecter le maximum de textes. Elle se rendit donc plusieurs fois aux «Archives de l’Outre-Mer» à Aix-en-Provence (dépendant du Ministère de la Culture : ce ne sont pas les «Archives Nationales» générales sises en région parisienne), et à d’autres Archives. Comme c’était avant la banalisation d’Internet et des mails, c’est par courrier postal qu’elle envoyait à A.Nicolas les textes qu’elle présumait de Ménil : Nicolas jaugeait si c’était bien la « plume » de Ménil. Et tous les textes pour lesquels il y avait doute furent systématiquement exclus du choix opéré.
Barbara Jean-Elie suggère qu’il y aurait peut-être de quoi faire un troisième Tome à « René MENIL Eveilleur de consciences ». Mais Mme Sézille-Ménil estime que ce sera plutôt à des chercheurs professionnels de continuer ce travail.
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ECHANGES ENTRE CONFERENCIERS ET PUBLIC.
Plusieurs questions et observations furent soulevées par le public. Voici les principales.
Une participante demande des précisions sur la « contradiction entre poésie et politique », évoquée par R.Toumson. Elle demande aussi : « pourquoi y a-t-il eu de telles divergences entre Césaire et Ménil ? », alors qu’au départ ils s’entendaient ? Pourquoi ne se sont-ils jamais retrouvés sur le plan politique ? ». Y a-t-il encore aujourd’hui un écho de tout cela sur les politiques menées en Martinique (et Guadeloupe) ? Par ailleurs, y a-t-il eu une réflexion sur le choix de Césaire en 1946 en faveur de la départementalisation-assimilation(38)? Selon cette participante, Ménil semble avoir eu une « posture un peu différente » de celle de Césaire. Ayant lu « Aimé Césaire : une traversée paradoxale du siècle » (de R.Confiant, 1993), elle s’interroge sur les choix faits en 1946, leurs visées, leurs conséquences ; elle n’y a pas trouvé les réponses aux questions qu’elle se pose... Par ailleurs, elle est « restée sur sa faim » car « on parle beaucoup de Césaire et pas assez de Ménil » en tant que tel. Elle remercie GSM pour son travail de collecte et de regroupement des textes de Ménil, qui lui donne envie de se pencher sur son œuvre.
Un intervenant affirme que la revendication d’autonomie politique pour la Martinique était un « prétexte » pour aller vers l’indépendance du pays par rapport à la France... Il demande par ailleurs quelle était la philosophie à l’époque des deux intellectuels martiniquais Ménil et Césaire ?
Il est demandé à A.Lucrèce si, d’un point de vue purement civilisationnel, anthropologique (et non pas linguistique), René MENIL ne peut pas être considéré comme un des précurseurs de la « Créolité », et ce en dépit des débats parfois houleux entre Ménil et certains des auteurs de l’ « Eloge de la créolité».
Voici quelques éléments de réponses fournies.
K.Véron affirme s’en tenir au seul point de vue de Césaire(39) . Elle indique que quand Césaire quitta le PC, ce fut une véritable «guerre politique» de plusieurs années entre «césairistes» et communistes, ceux-ci lançant à Césaire des mots et des accusations très violentes. Il fallut donc du temps pour que les deux courants « recommencent à parler politique de façon sereine », car pendant toute une époque les relations furent très tendues et difficiles. [N.D.R. : Ce que K.V. ne dit pas, c’est que Césaire lui-même ne fut pas avare de propos violents, agressifs, appelant ses partisans à «dératiser les maquis communistes». Ce qui revenait à traiter les communistes comme des rats... à éliminer. Vu la violence physique (parfois avec armes) dans la vie politique à l’époque, çà pouvait vouloir dire beaucoup de choses, y compris être perçu comme un appel au meurtre].
B.Jean-Elie indique qu’à partir de 1956, Ménil fut très critique vis-à-vis de l’attitude politique de Césaire et du PPM. Césaire utilisa longtemps, pour la revendication statutaire, des formulations floues comme « autonomie de gestion » sans préciser ce qu’il entendait par là. Ce n’est qu’en 1968 (onze ans après le PC) qu’il parle clairement de « Nation martiniquaise » et de « Droit à l’autodétermination » (discours du 10ème anniversaire de la création du PPM). Or bien avant Césaire et le PPM, le PC avait considéré explicitement la Martinique comme une « Nation» (en 1957), et revendiqua donc une autonomie politique (1960) avec des compétences définies, des pouvoirs bien précisés pour le nouvel Etat martiniquais revendiqué.
BJE lut un passage de l’article de Ménil de 1961 déjà cité, où il écrit : « Ici, à la fiction juridique générale selon laquelle la Martinique est ‘possession’ ou une partie de la Métropole, j’ajoute la fiction juridique de la départementalisation qui ne change rien au problème. Baptiser une colonie ‘département’, même avec le consentement des populations non parvenues à la connaissance de la duperie colonialiste appelée assimilation, ne change en rien le fait que la colonie est et reste une colonie... » (Justice N°12 du 23 mars 1961, article « Le ‘droit colonial’ contre le droit des Martiniquais à l’Autonomie », paragraphe « Colonie départementale ou département colonial ? »)... Ménil écrivait déjà en octobre 1958 : « Le courage politique ? Les ‘progressistes’ pourraient peut-être l’apprendre du leader guinéen Sékou Touré en qui le monde colonial peut reconnaître aujourd’hui un maître à penser d’une classe exceptionnelle. Sékou Touré, lui, a du caractère. Il ne se soumet pas avant même de revendiquer. Il est debout. Et il parle net et non par paraboles confuses et contradictoires. Debout, devant de Gaulle à Conakry en cette soirée mémorable où le général Président a été forcé d’écouter la dure vérité coloniale et qu’il trouva en face de lui un homme véritable [visite de DG à Conakry le 25 août 1958, NDR]. Le résultat ? Sékou Touré, qui ne vend pas son peuple pour de mesquines convenances personnelles, a vaincu et conquis pour la Guinée l’indépendance nationale(40). Quelle espérance pour ce vaillant peuple et ce vaillant lutteur. Mais aussi quelle espérance, solidement fondée celle-là...» (Justice N°44 du 23/10/1958, article « Quand le PPM se bat à genoux »). BJE précise bien qu’elle évoque seulement la position en 1958 de Ménil (pour le PCM) par rapport à Césaire (et au PPM) sur la question du courage politique, pas ce que devint le régime de S.Touré par la suite (dictature répressive et meurtrière(41)).
Pour R.Toumson. il faut bien distinguer les mots et les choses : Autonomie, Indépendance, Départementalisation, Assimilation, Responsabilité... Il est important que les contenus des concepts, ce qu’ils veulent dire, soient assez précisés. Chacun de ces concepts statutaires s’est opposé à des statuts antérieurs ou différents. Tous ces mots d’ordre et revendications se sont positionnés les uns par rapports aux autres, par opposition, dans des rapports dialectiques... Par exemple, le mot d’ordre d’autonomie (au sens d’autonomie politique) s’est opposé, à la fin des années 1950, à l’assimilation-départementalisation. Et il s’est opposé à une revendication ultérieure apparue dans les année 1970 : l’indépendance, c’est-à-dire la rupture complète de tout lien institutionnel avec la France. Aujourd’hui certains parlent de « Responsabilité », pour désigner « quelque chose qui n’est pas nouveau, à savoir la formulation aimable de régionalisation de Mitterrand » (c’est R.Toumson qui parle). Et « il faudra sans doute trouver un autre concept pour trouver une solution susceptible de résoudre les problèmes sociaux non résolus » (idem).
R.Toumson revient sur la contradiction entre politique et poésie, différents voire en antinomie. La poésie relève du domaine de l’émotion et du rêve, irrationnels par nature. Par contre, la philosophie, et donc la politique, relèvent d’efforts de rationalisation, d’explication, pour arracher l’humain à la seule émotion, à la poésie, à la mythologie, à l’imaginaire, au pur sentiment, afin de comprendre le réel (et éventuellement le transformer). Donc ce sont deux démarches à l’opposé l’une de l’autre (l’irrationnel et l’émotion face à la rationalisation et les tentatives d’explication)... Le grand effort que les philosophes (philosophes de « la Cité ») ont fait, et ces deux Martiniquais en particulier, a été de tenter de rapprocher poésie et politique, « ce qui est quasiment impossible » (dixit R.T.).
Sur la question « on parle beaucoup de Césaire et trop peu de Ménil » en tant que tel : pourquoi ? », Geneviève Sézille-Ménil essaie de répondre. Elle estime que « c’est un peu de sa faute » (à Ménil lui-même). C’était un homme plutôt réservé, et il ne semblait pas vouloir devenir un « orateur ». Elle lit un extrait du poème « Le rêve » , où Ménil évoque la question : « Je déteste profondément prendre la parole en public malgré le bien -fondé théorique que je suis prêt à reconnaître de telles interventions de ma part. Je n’ai rien d’un orateur populaire. Probablement à cause de mes manies esthétiques, la seule idée d’avoir à redire la ligne politique arrêtée par le Parti me plonge dans l’ennui et m’enlève tous mes moyens. Bref, politiquement je préfère l’écriture au discours parlé – il faut ajouter à cela ma crainte de décevoir mes amis qui survalorisent mes capacités en la matière (encore que je ne sache pas exactement ce qu’ils attendent de moi). Mon succès, imaginaire dans [ce] rêve, est sans doute la réponse apaisante à toutes ces réelles incertitudes- et peut-être à mon sentiment de culpabilité de n’en pas faire assez ». Vu le contexte politique, face au charismatique Césaire (dès les années 1940) et à sa popularité personnelle, le discret Ménil ne pouvait pas être connu de l’opinion publique. En outre il ne se présenta à presqu’aucune élection. Dans ces conditions, sur la place publique martiniquaise, Césaire était perçu comme l’intellectuel, le penseur martiniquais par excellence, voire le seul, éclipsant tous les autres y compris de sa génération (tel Ménil). Cela ne voulait pas dire que Césaire était effectivement le seul.
A la question sur un rapport d’ «ascendance» de Ménil par rapport à la Créolité, comme un des « précurseurs » de la Créolité (d’un point de vue civilisationnel, anthropologique, et non linguistique), en dépit des débats parfois houleux entre Ménil et certains des auteurs de l’ « Eloge de la créolité», A.Lucrèce répondit : « Oui, on peut le voir comme cela ». Sa vision semble donc corroborer celle formulée par Roger Toumson à la fin de son exposé.
A.Lucrèce revint sur le rapport entre poésie et politique évoqué par R.Toumson, et montra une conséquence possible de la subordination de la poésie à la politique. Avant 1956, Aragon estimait Césaire comme l’un des plus grands poètes de la terre. Après la démission de Césaire, il le jugea comme « le plus mauvais des poètes ». Ceci illustre que quand la politique veut prendre le pas sur la littérature, alors « tant pis pour la lucidité des poètes ».
Un intervenant revint sur certaines assertions de K.Véron ...
1) Dans son exposé, Mme Véron affirme que «l’une des principales causes de la démission de Césaire» résidait dans les tensions entre Césaire et Aragon à l’intérieur du PCF. Pour l’intervenant, c’est faux : même si les tensions évoquées étaient réelles, les « causes principales » sont d’ordre politique. Dans la LAMT du 24 octobre 1956, les motifs invoqués par Césaire sont purement politiques :
- dénonciations par le rapport Khrouchtchev de la dictature stalinienne et de ses épouvantables crimes de masse, en URSS et ses pays satellites;
- silence délibéré du PCF sur ce Rapport, connu depuis février 1956 ;
- répugnance du PCF à s’engager dans les voies de la déstalinisation ; sa mauvaise volonté à condamner Staline et les méthodes qui l’ont conduit au crime ;
- refus du PCF d’opérer une « autocritique probe... une désolidarisation d’avec le crime qui le disculpât »;
- disqualification du PCF comme parti vraiment «anticolonialiste», avec son fameux «fraternalisme » (= paternalisme colonial de gauche, sous couvert de relations fraternelles avec les peuples colonisés) : « chauvinisme inconscient » du PCF (42) ; vote des « pouvoirs spéciaux » au gouvernement Guy Mollet le 12 mars 1956 pour «rétablir l’ordre public en Algérie» (option militaire pour réprimer la «rébellion» algérienne, privilégiant l’union avec la SFIO et non l’anticolonialisme) ;
- nécessité pour les « peuples noirs » de trouver leurs propres voies de libération, sans tutelle d’un parti métropolitain même de gauche : « L’heure de nous-même a sonné ! »...
Tout ceci allait donc bien au-delà des problèmes avec Aragon, qui n’étaient donc pas une des « causes principales » de la démission.
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2) K.Véron évoquait une incompatibilité marxisme-Négritude pour «expliquer» la rupture Ménil-Césaire. Or des éléments prouvent qu’il n’y a pas incompatibilité. D’abord le «Discours sur le colonialisme» relève de bout en bout A LA FOIS de la Négritude et du marxisme. Le texte s’achève même par une phrase prouvant que Césaire ne jetait pas alors le marxisme par-dessus bord : la classe qui libérerait l’humanité serait «le prolétariat», dernier mot du « Discours... »(43) ! De plus, le journal « Le Progressiste » citait parfois des textes de K.Marx. Et maints régimes politiques anticolonialistes du « Tiers-Monde » pratiquèrent une sorte de combinaison des deux, une sorte de «négro-marxisme» ou «marxo-négrisme» : Grenade de M.Bishop, Ste-Lucie de G.Odlum, Ghana de N’Krumah, Burkina de T.Sankara... Il n’y a donc pas « incompatibilité » entre marxisme et Négritude, en tout cas celle de Césaire.
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3) K.Véron assure d’une «incompatibilité marxisme-surréalisme». L’intervenant rappela que le «2ème Manifeste surréaliste» (1930) fut co-rédigé Breton et Trotsky (élément évoqué dans plusieurs biographies de Trotsky). Or le communisme ne se réduisait pas au seul «communisme» de l’URSS : déchu du pouvoir, Trotsky resta marxiste jusqu’à sa mort (cf ses textes !). Il fut N°2 de la révolution d’octobre et de la Russie soviétique et (en 1917-1923) fondateur-organisateur de l’Armée Rouge (défense militaire du régime en 1918-1922)... Si Trotsky marxiste était en accord avec Breton, c’est que marxisme et surréalisme n’étaient pas incompatibles...
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4) Sur le rapport infrastructure-superstructure : selon KV, pour Marx ce qui se passe dans la superstructure dépend automatiquement de l’infrastructure, de manière quasi-mécanique. Faux : chez Marx, la Superstr. a une certaine autonomie par rapport à l’Infrastr., les rapports entre les deux sont dialectiques. Si l’I. est la base, la S. peut avoir un impact sur l’I. Le monde des idées peut produire des idéologies pouvant à terme transformer la société dans son ensemble, y compris l’I. (forces productives/rapports sociaux de production). C’est ce qui se passe quand des idées révolutionnaires préparent le terrain à des transformations radicales d’une société. La présentation du rapport I-S par K.Véron, exclut toute dialectique, n’est pas une présentation sérieuse de l’approche marxiste.
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Kora Véron fournit les réponses suivantes :
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- Sur le rapport de Ménil à la Négritude, K.Véron réagit en affirmant que dans Légitime Défense, Ménil «fait du Gobineau». Vérification faite, elle vise le texte «Généralités sur l’’écrivain’ de couleur antillais», où Ménil semble endosser le fameux poncif selon lequel les Nègres ne sont capables que de danser sur de la «musique inspirée», etc. Ce n'est pas «du Gobineau» assumé comme chez Senghor, mais une erreur (les autres textes de Ménil dans LD sont d’une toute autre teneur). Si elle avait vraiment lu LD, K.Véron aurait lu et compris l' «Avertissement» aux lecteurs dès 1932: «Si notre critique est ici purement négative...nous nous en excusons sur la nécessité de commencer qui ne nous a pas permis d'atteindre certaines maturations». Ménil explicitera cela bien davantage en 1979 : «...il faut convenir que LD, pratiquant une manière de psychologie naïve et spontanée -donc fausse- commence déjà, sans penser à mal à esquisser les traits d’une mentalité nègre en général, lesquels, amplifiés et poussés à l’absolu, se retrouveront dans l’incroyable caricature du «négro-africain» dont Senghor s’est fait le théoricien sans humour. Déjà, dans LD on voit apparaître le Nègre «doué d’une imagination sensuelle et colorée», le Nègre qui «refuse la puissance et accepte la vie», le Nègre «qui a un potentiel plus généralement élevé de révolte et de joie en tant qu’il a une personnalité ethnique matériellement déterminée», le Nègre «qui a l’amour des danses inspirées», etc. Ces traits psychologiques dans LD avaient valeur polémique, ils étaient donnés comme résultant d’une situation historique concrète et transitoire – la situation faite aux colonisés noirs par l’impérialisme – et non pas comme des traits éternels et universels de la mentalité nègre. Le fait est que les signataires de la revue ne les ont pas exprimés avec assez de prudence pour que la constitution à partir d’eux d’une mythologie aliénante fût impossible»(44). C’est quand même clair et susceptible de lever certaines ambigüités formelles que K.Véron s’est fait fort d’exploiter pour discréditer Ménil (qu’apparemment elle a peu, mal ou pas lu).
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- Sur le rapport de Césaire au PCF et à la Hongrie : K.Véron affirma que Césaire aurait voulu que le PCF se déstalinise comme le PC hongrois l'avait fait. Mais elle n'illustre absolument pas cette affirmation par quelque élément concernant le PC Hongrois des années 1950, qui n’avait pas déstalinisé. Il est au contraire resté très stalinien comme le prouva le dénouement, malgré le réformateur Imre Nagy : il dirigea le gouvernement de juin 1953 à avril 1955 mais fut relevé de cette fonction, exclu du parti, puis renommé 1er Ministre le 28/10/56, puis arrêté par le KGB le 22/11/56, et «exécuté» le 16/6/58.
Donc à moins de faire des contorsions intellectuelles acrobatiques, on ne voit pas ce que K.Véron a voulu démontrer, sinon qu’elle voulait à toutes forces « avoir raison » malgré des évidences ou la complexité des réalités, ou qu’elle mélange sciemment les choses pour noyer le poisson car ne maîtrisant pas le sujet.
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Ce fut un colloque intéressant, enrichissant, donnant envie d’en savoir plus, lire ou relire René Ménil, même si on a déjà lu quelques textes de ci de là. Pourquoi ?
Il a beaucoup écrit sur les questions politiques, mais pas seulement.
Sur les questions politiques : avec le recul, on comprend qu’il clarifiait énormément les choses, les problèmes, tout en restant abordable intellectuellement. Si elles lisent ou relisent certains de ses textes, les Martiniquais alors déjà politisés et ayant plus de 60 ans se souviendront que bien des militants PCM « aînés » reprenaient telles quelles certaines de ses formulations (limpides) sur les questions statutaires, sans même savoir qui les avait formulées ainsi de façon si claire (cf article ci-dessus : « colonie baptisée département »...). Or plus tard, certains minimisèrent voire turent l’identité de l’auteur de ces apports théoriques clairement formulés (la question n’étant pas de savoir si on partage les idées ou non). Des exemples ? Critique de la négritude comme cache-sexe des luttes de classes et obstacle aux luttes populaires dans les pays colonisés . Dénonciation du caractère assez conciliant de Césaire et du PPM vis-à-vis des dominants et gouvernants (sauf dans les années 1970), à commencer par de Gaulle et Mitterrand. Retour critique sur la revendication « départementaliste » d’avant 1946 . Dénonciation du système « départemental » comme paravent du régime colonial : « baptiser une colonie ‘Département’ », « fiction juridique de la départementalisation » (cf articles ci-dessus). Critique du caractère « flou » des revendications statutaires de Césaire et du PPM depuis 1958. Dénonciation de Senghor "théoricien de la Négritude" comme pilier actif du néo-colonialisme français en Afrique. Dénonciation du même Senghor passé en Martinique en 1976, puis rejoignant Duvalier comme « chantre de la francophonie », sans se préoccuper de la dictature sanglante en Haïti... Bien sûr, Ménil ne fut pas le seul théoricien anticolonialiste martiniquais, mais sa contribution est très importante, si l’on s’en tient aux écrits. De plus, ce souci de clarté pédagogique manque beaucoup aujourd’hui : c’est le brouillard idéologique complet dans la plupart des partis politiques, surtout en termes de revendications statutaires. Très peu de responsables politiques martiniquais actuels sont vraiment clairs et réalistes en la matière... Cela contribue au désintérêt de la population pour la politique, et à ce qu’on peut appeler l’ «obscurantisme généralisé», porte ouverte à n’importe quoi. Evidemment, Ménil commit des erreurs, et personne n’a à se prosterner devant lui comme certains le font devant Césaire (comme alibi pour leur politique) ou quelque messie, tel(le) touché(e) par la grâce.
Mais via ce colloque, on put découvrir que Ménil fut aussi autre chose qu'un homme politique de haut niveau d’analyse (se replacer dans le contexte de l’époque, SVP !). D'après notamment les exposés de Toumson et Lucrèce, on découvre qu’on a affaire à un vrai écrivain... Cela fera bien sûr ricaner des gens superficiels n’ayant rien lu de lui, ou d’ex-militants PCM s'érigeant en «grands juges du suffisant apparatchik Ménil» (on a entendu cela), le réduisant systématiquement à cette caricature (parfois très suffisants eux-mêmes, n'ayant lu de Ménil que sa faible brochure sur "Le gauchisme en Martinique"). C’est comme si on réduisait :
- Césaire à l'homme de la loi du 19/3/1946, celui du « Oui » à de Gaulle en 1958, celui de la revendication (sans contenu précis) d’ « Autogestion » ou d’ « Autonomie de gestion » dans les années 60, à l’homme du Moratoire sur la question statutaire (1981),
- ou Darsières à sa volonté de « savoir ce que les békés ont dans le ventre » (1983)!
Ce ne serait pas sérieux, pas honnête ! Les réductionnistes de ce genre ont un esprit étroit, ne voulant voir que ce qui conforte leurs préjugés...
Pour évaluer de façon pertinente l’activité de quelqu’un, il faut en examiner l'ensemble, écriture comprise, et en le resituant dans le contexte de l’époque! A moins de considérer la littérature comme un violon d’Ingres inutile, tout juste bon à donner aux poules et aux cochons. On plaint les citoyens se prétendant « éclairés » mais ayant l’esprit ratatiné à ce point-là.
Par ces temps de pertes de repères, de brouillard généralisé, d’obscurantisme, relire Ménil peut faire du bien, tant sur les questions statutaires (thématique vraiment actuelle ! évidemment, Ménil ne fut pas le seul à travailler sur la question) que culturelles, sur l’identité martiniquaise, sur l’esthétique, sur les arts, le roman, la musique... Certes, certains textes ont vieilli ou étaient faibles, mais dans l’ensemble cela reste pertinent. Et, sauf pour la poésie (un peu opaque par nature), c’est clair sans être simpliste, c’est pédagogue… C’est rafraichissant ! Il clarifiait beaucoup, évitait les phrases pompeuses, et des gens comme çà actuellement on en aurait bien besoin ! Par exemple, et par anticipation, le négrisme, tout comme un certain néo-doudouïsme, et l’assimilationnisme culturel en prennent pour leur grade. On aurait aimé lire ses réflexions sur l’actuel négrisme en Martinique, sous ses différentes formes : panafricanisme, afrocentrisme, kémiséba-isme, rastafarisme flirtant avec l’apologie inconsciente du régime politique d’Hailé Sélassié (brandissement du drapeau impérial lors de manifestations)... Ménil était si critique vis-à-vis d’une certaine négritude, de son style alerte, souvent acéré mais abordable : on se plait à imaginer ses commentaires, analyses féroces et pleines d’ironie, voire pistes pour mieux comprendre les Martiniquais d’aujourd’hui se réclamant du panafricanisme, de l’identité « racine unique » (ne pas rire, SVP), ou d’une proto-religiosité pour le Bèlè-Dannmyé-Kalenda n’empêchant pas certains de ses pratiquants férus (tanbouyés compris) de voter Le Pen.
Ménil avait, comme Aliker et Gratiant vécu l’époque du fascisme en Martinique (1940-1943) : aurait-il formulé des pistes pour y voir plus clair et secouer nos politiques actuels, peu pédagogues voire je-m’en-foutistes à cet égard ?
Précisément, le grand absent de ce colloque fut le René Ménil politique. Certes, ce fut abordé dans le débat, en quelque sorte « par la bande », mais sans un exposé spécifique développant ce point. Un tel exposé sur cet aspect était prévu, mais fut rendu impossible pour des raisons pratiques. Cela aurait enrichi la perspective (exposé et débat contradictoire) : rôle de R.Ménil dans le PCM, au Comité Central et au Bureau Politique ; dans les rapports avec le PPM de Césaire (peut-être les deux principaux intellectuels martiniquais de cette génération), participation aux choix d’évolution statutaire du PCM ; perception de l’URSS et du « camp socialiste », le rapport aux « gauchistes » (tout ce qui débordait le PC sur la « gauche » était qualifié de « gauchiste »...), aux « nationalistes »...
Autre « limite » : trop souvent, l’œuvre de Ménil était évaluée à l’aune de celle de Césaire, systématiquement « comparée » à Césaire, comme si Césaire était la mesure figée de la qualité d’une pensée, un « étalon » déposé au « Bureau international des poids et mesures » (Sèvres, France). Or :
- Ménil démarra avant Césaire, commençant à apporter des novations dès 1931-1932 dans « La Revue du Monde Noir », et surtout frappa très fort en 1932 avec « Légitime Défense ».
- il continua de produire jusqu’en 2002-2003, après les dernières expressions novatrices de Césaire : réflexions nouvelles, sur l’actualité contemporaine mais pas seulement. Le dernier écrit de Césaire date de 1982 (« Moi, laminaire ») ; ses expressions publiques postérieures à 1987 n’apportèrent rien de bien nouveau... Ménil fut productif au moins quatre ans avant lui, dix ans avant Suzanne Roussi, et bien avant Fanon, Glissant et tous les suivants. jusqu’en 2002-2003.
- Leurs analyses sur certains points étaient divergentes ; les deux pensées doivent être examinées.
- En outre, Ménil n’était pas toujours sur les mêmes « registres » que Césaire : critique littéraire, esthétique, études sur la musique n’étaient pas ou très peu pratiquées par Césaire.
Bref, René MENIL est trop rarement considéré pour son apport intrinsèque. Si la littérature de Césaire fut d’avant-garde, celle de sa génération ne se réduit pas à lui : il n’est pas l’alpha et l’oméga de la pensée martiniquaise. Si Césaire fut beaucoup plus «médiatisé» dans la sphère publique, ce fut surtout pour les raisons politiques exposées par GSM, conjuguées à celles qui suivent. La démission de Césaire du PCF et les conditions de publication de la LAMT en 1956(13) débouchèrent sur une véritable « guerre » politique PPM-PCM. Après la démission en 1956 de sa Municipalité, Césaire et ses proches conservèrent la Mairie de Fort-de-France, alors que le PC croyait pouvoir le marginaliser sans difficultés. Compte tenu de la popularité et du charisme de Césaire, les «césairistes» (avant 1958, on les appelait ainsi) puis le PPM trouvèrent les moyens de «cantonner» le PC et ses leaders, donc de marginaliser l’apport intellectuel de Ménil (qui avait le malheur d’être marxiste, « mi de l’URSS », en pleine Guerre Froide)... Se conjuguait à cela son faible talent oratoire, reconnu par lui-même (cf supra), qui se présenta très peu à des élections.
Notons cependant quelques hommages signifiants. Dans la préface à l’édition 1947 du « Cahier... » de Césaire, André.BRETON écrit ceci : « Ménil : la grande culture en ce qu’elle a de moins ostentatoire, la mesure impeccable mais en dépit d’elles aussi le nerf et toutes les ondes du frémissement ». Breton parlant ainsi de Ménil dans les années 1940, dans un texte en principe exclusivement d’hommage à Césaire, car il avait connu Ménil pendant les études de celui-ci à Paris : est-ce si anodin ? Certes, Ménil n’avait pas besoin de Breton, mais quand même ! Et d’autres intellectuels des Petites-Antilles, des générations ultérieures, s’intéressant à la pensée de Ménil ne nous signifient-ils pas qu’il mérite qu’on s’y arrête un peu, sans en faire une icône intouchable pour autant ? Il ne s’agirait pas de se prosterner pieusement comme devant le statue de la Vierge du Grand-Retour ou une icône vide de sens.... Mais par exemple, Glissant parle de Ménil comme d’un « homme de veille... témoin discret et attentif, dont la finesse critique et l’acuité fulgurante des formulations relaient de manière efficace, quand même divergente, le lyrisme initiateur de Césaire et les analyses décisives de Fanon » (4ème page de couverture de « Tracées »). Et l’exposé de Lucrèce cible assez l’apport irréductible de Ménil à la poésie : il n’a jamais cité Césaire, il n’a parlé que de Ménil...
Alors n’est-il pas temps de lire ou relire le discret René MENIL, pour examiner de près ce qu’il pourrait encore nous apporter ?
Un autre colloque devrait avoir lieu en avril 2024 à Fort-de-France.
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NOTES :
(1) PCM : Parti Communiste Martiniquais. Ces militants étaient: Armand NICOLAS, Guy DUFOND, Georges MAUVOIS et Walter GUITTAUD. Ce parti a ses origines en 1919-1920, dans le « Groupe Jean Jaurès » fondé en 1919 par Jules MONNEROT (1874-1943). Il s’était fixé pour objectif la « défense des intérêts du peuple », concrètement la lutte pour défendre les plus pauvres et les plus exploités (ouvriers agricoles et d’usine surtout) par le gros patronat notamment béké, et la revendication d’un statut de « Département français », pour que les salariés aient la même législation sociale que les salariés « métropolitains » (ce qu’interdisait le statut de colonie). Après la 2ème Guerre Mondiale, l’obtention de ce statut ne régla pas tous les problèmes sociaux et politiques. En 1957 le PCF-Martinique de constitua en parti politique indépendant du PCF, et revendiqua un statut d’autonomie politique (lutte de libération nationale) tout en continuant de militer sur le terrain dans l’intérêt des travailleurs (lutte de classes), en essayant d’ « articuler les deux ». C’est dans ce parti que militera René Ménil toute sa vie, sur la base du rejet des injustices sociales et d’une approche de la société composée de classes sociales aux intérêts antagoniques (marxisme). Il en fut militant, puis dirigeant (CC puis BP), et un de ses principaux théoriciens pendant toute une période. (N.D.R. : Note du Rédacteur.)
(2)Ordonnance « Debré » du 15/10/60 N° 60-1101, annulée le 10 octobre 1972 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordonnance_Debr%C3%A9 + https://www.senat.fr/leg/1972-1973/i1972_1973_0016.pdf
(3) Kora.VERON : responsable du groupe « Aimé Césaire » de l’Institut des textes et manuscrits modernes ; auteure d’une biographie d’A.Césaire./ André.LUCRECE : Dr en sociologie, écrivain et critique littéraire ; auteur de plusieurs ouvrages dont certains sur les rédacteurs de « Tropiques » (1941-1945) et les Petites-Antilles françaises en général ; dont « Souffrance et jouissance aux Antilles »./ Roger TOUMSON, agrégé de Lettres Modernes, et un des spécialistes du Césaire écrivain. / Geneviève SEZILLE-MENIL: ancienne professeure, et veuve de R.Ménil.
(4) Etienne Léro - Thélus Léro – Jules-Marcel Monnerot - Michel Pilotin - Maurice Sabas Quitman - Auguste Thésée - Pierre Yoyotte.
(5) Parti Communiste Français-SFIC.
(6) Ne pas confondre l’ «assimilationnisme institutionnel» avec l’ «assimilationnisme culturel» (même si les deux allèrent longtemps de pair). L’assimilationnisme culturel : c’est vouloir ressembler au Français blanc, le singer à tout prix pour se croire ainsi supérieur au bitako (cf Fanon, PNMB). L’assimilationnisme institutionnel : c’est revendiquer un statut de département français, ou/et vouloir le maintenir sous une forme ou une autre... Jusqu’en 1956, officiellement Césaire et Ménil sont contre l’assimilationnisme culturel, mais pour un assimilationnisme institutionnel (N.D.R.).
(7) Pour les marxistes, la « superstructure » comporte trois niveaux : d'abord les formes politiques et juridiques, c'est-à-dire les institutions politiques, administratives, le système juridique ; puis les représentations intellectuelles et collectives que sont les idéologies, la philosophie, les arts, etc. ; puis la conscience de soi. Tous ces éléments étant reliés de façon dialectique.
(8) K.Véron ne donne aucune définition de ce vocable...
(9) D’avance, pardon aux mathématiciens ne concevant pas une « jonction » de parallèles, ni a fortiori des croisements entre elles.
(10) Aliénation : Trouble mental, passager ou permanent, qui rend l’individu comme « étranger à lui-même » et à la société, où il est incapable de se conduire normalement (a-liéné : sans lien plein avec soi-même et sa propre réalité individuelle ou sociale (« Petit Robert)). Aliénation culturelle : le fait d'accorder peu de valeur à sa propre culture, et d'opter plutôt pour la culture dominante, les références exogènes, du fait d’un contexte socio-politique de domination par un pouvoir extérieur imposant sa culture et ses valeurs. Concrètement, c'est le fait pour les Martiniquais d'être « dépossédés d'eux-mêmes culturellement », au profit de la "pure" culture française, qui n'est pas vraiment la leur. Ils sont donc souvent a-liénés au sens où ils sont coupés d’eux-mêmes, ils n’ont pas vraiment de « liens » avec eux-mêmes et leur propre réalité (NDR).
(11) Georges ROBERT (1875-1965) est dès 1939 installé dans les fonctions militaires et politiques de commandant en chef de l’Atlantique-Ouest et de haut-commissaire de France (Antilles, Saint-Pierre-et-Miquelon, Guyane française). Formellement, il n’est pas gouverneur de Martinique (Gouverneurs de 1939 à 1945 : Georges Spitz en 1939, Ernest Deproge puis Henri Bressoles en 1940, Yves Marie Nicol en 1940-43, Henri Hoppenot en 1943, Georges Ponton en 1943-44, Antoine Angelini en 1944, puis Georges Parisot en 1944-46). Robert dispose des croiseurs Émile Bertin et Jeanne d'Arc, du porte-avions Béarn, des croiseurs auxiliaires Barfleur et Quercy, du pétrolier Var, de l’aviso Ville-d’Ys, et d’une importante garnison à la Martinique. En outre, il « assure la protection » d’un stock de 286 tonnes d’or de la Banque de France évacué de métropole... Robert sera l’exécutant fidèle et zélé du régime fasciste et raciste de Pétain, jusqu’à son renversement en juin-juillet 1943 (N.D.R.).
(12) Hypokhagne: 1ère année de « classe préparatoire » au concours d'entrée à l'École Normale Sup. (sections littéraires).
(13) « vieilles colonies » car colonies issues restantes du 1er Empire colonial français, du « vieil » empire colonial du 17ème siècle : « grande » Louisiane », beaucoup plus vaste que l’actuel Etat de Louisiane.... ; Saint-Domingue ; Martinique ; Guadeloupe, Guyane, Dominique, Ste-Lucie...). Le 2ème Empire colonial français s’est mis en place au 19ème siècle, en Afrique et en Asie pour l’essentiel.
(14) Césaire le dira lui-même plus tard lors d’une interview : il faut quand même savoir qu’il rédigea cette lettre de démission seul, dans son bureau de député à Paris, sans en avoir préalablement discuté avec la Fédération Martinique du PCF (dont il était un des représentants au Parlement). Quelle que soit son horreur, compréhensible, face aux monstruosités staliniennes dont il venait de découvrir l’ampleur (et que le PCF d’abord tut, et nia), le caractère solitaire (non concerté) et public de sa démission contribua évidemment à la guerre politique entre PC-Mque et (comme on les appela à l’époque) les césairistes ». Cela ne dédouane pas les dirigeants communistes d’alors de certains de leurs comportements caporalistes, intolérants, et de leur caution systématique de ce que faisait l’URSS, sans l’ombre d’une critique... Mais Césaire agissant en solo commit peut-être là une erreur tactique.
(15) « ACTION » était la « Revue théorique et politique du PCM ». 1ère série 1963-71, 2ème série 1980-81.
(16) Cet article est publié en pleine « guerre » politique entre PCM et PPM, ce qui explique en partie la dureté des formulations. Ménil reconnaîtra dans « Tracées » que la violence du style de l’article était due directement à ce contexte brulant.
(17) Dans « Ce que l’homme noir apporte », essai publié en 1939, et repris en 1964 dans « Liberté I ».
(18) Arthur de Gobineau : 1816-1882. Auteur de « Essai sur l’inégalité des races humaines » (1853-1855).
(19)Question personnelle posée par R.Toumson : « Quel lien peut-on établir entre ces « tracées » d’une part, et d’autre part la « trace » dont E.Glissant a fait un concept très productif dans ses travaux ? ».
(20) Exemples : solidarité du PCF et de la CGT avec les « 16 de Basse-Pointe » ; avec les emprisonnés de l’OJAM ; avec les quatre militants autonomistes révoqués du fait de l’ord. Debré du 15-10-60. Mais en 1948 Paulette Nardal (précurseure de la Négritude) condamnera les «16 de Basse-Pointe» pour leur «crime» et plaindra les gros békés : cf son édito in https://fondaskreyol.org/article/celebrer-etou-comprendre... Ce que Césaire ne fera pas (N.D.R.)
(21) Toumson fait référence à la « Première conférence hémisphérique des peuples noirs de la Diaspora », intitulée « « Négritude, ethnicité et culture africaine aux Amériques », organisée par l’Université Internationale de Floride à Miami, en hommage à A.Césaire. Cf « Discours sur le colonialisme » suivi du « Discours sur la Négritude » prononcé par Césaire le 26 février 1987, éditions Présence africaine, 2004, p 82 (NDR). Voir aussi : http://www.montraykreyol.org/article/negritude-ethnicity-et-cultures-afro-aux-ameriques
(22) Cours et conférences sur la « Phénoménologie de l'esprit », donnés de 1933 à 1939 à l'École pratique des hautes études. Cf « Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l'esprit », réunies et publiées par Raymond Queneau. Paris, Gallimard, 1947.
(23) Antinomie : Contradiction ; conflit dialectique (définitions du « Petit Robert »).
(24) https://books.openedition.org/pusl/6363?lang=fr
+ https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=article&no=18970
(25) On regrette qu’ici, pour ses citations attribuées à Ménil, Lucrèce ait très peu cité ses sources : titre du texte, période d’édition, support de publication. Et il fut parfois délicat de démêler ce qu’AL dit de ce qu’il attribue à Ménil (synthèse de l’exposé d’AL : rédigée sur la base d’un enregistrement audio). Cela aurait permis à l'assistance curieuse de « remonter à la source », aux textes mêmes de Ménil, pour approfondir leur connaissance de l'auteur, donc leur réflexion. Choix délibéré de Lucrèce ?
(26) En tant que Président français, de Gaulle fit deux passages en Martinique (mai 1960 et mars 1964).
(27) Amérindiens Caraïbes, Africains, Français, autres Européens, Chinois, Indiens (que Lucrèce appela ici « Hindous »...).
(28) Ne pas oublier que pendant son passage en 1964, face à Césaire demandant respectueusement plus de compétences domiciliées en Martinique, de Gaulle répliqua : « Entre l'Europe et l'Amérique, il n'y a que l’Océan et des poussières, et on ne construit pas des États sur des poussières » (authentique !). La phrase de R. Ménil sonne comme une réponse cinglante à de Gaulle (N.D.R.).
(29) « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs ; mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine. Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour faire un ouvrage tout sien... ». Cf « Essais », livre I, ch. 25 : “De l’institution des enfants”.
(30) Formellement, cette phrase semble regorger de redondances. C’est pourtant celle qu’a textuellement prononcée Lucrèce pendant le colloque [notée ici d’après enregistrement audio].
(31) « Disjonction » : Action de disjoindre, de séparer, notamment des idées ; son résultat (Petit Robert (NDR).
(32) « poièsis » : création, production ; processus par lequel une œuvre d’art prend forme et se matérialise. Concept englobant toutes les formes artistiques. Terme issu du grec ancien. Source : lalanguefrançaise.com (NDR).
(33) Ménil parle d’autonomie politique, c’est-à-dire d’un Etat martiniquais politiquement autonome (revendiqué par le PCM dès 1960). Pas d’une autonomie purement administrative comme celles des Conseil Régional et CTM.
(34) Ménil était professeur de philosophie. Donc il avait approfondi Spinoza (1632-1677), Kant (1724-1804), Hegel (1770-1831), Marx (1818-1883), se réclamant lui-même de la philosophie marxiste (matérialisme dialectique). A un moment donné, il aurait donc estimé que, en tant que philosophe, par certains côtés importants Cervantès (1547-1616) était « supérieur » à Hegel et Marx.
(35) Jules-Marcel MONNEROT (1909-1995) participa à LD. Résistant, après la 2ème GM, il adhéra au RPF de de Gaulle (1947-1955 ; parti nationaliste français, anticommuniste, dont J.FOCCART fut un des secrétaire généraux), et hostile à l’indépendance algérienne. Mais complétons ce que dit GSM : Jules-Marcel Monnerot ne se contenta pas de «glisser» vers l’extrême-droite française : il l’intégra purement et simplement ! Au point d’en devenir un des théoriciens, un idéologue : membre du Club de l’Horloge (dont il est un des douze « Maitres à penser »), du GRECE, du Front National, de son Bureau Politique (1989-90) et de son « Conseil scientifique » à l’époque de Jean-Marie LE PEN et Bruno MEGRET (jusqu’en 1990, du fait d’un désaccord avec JMLP pour le soutien apporté à Saddam Hussein)... Ce Jules-Marcel MONNEROT ne doit pas être confondu avec Jules MONNEROT (1874-1942), son père, fondateur en 1919 du groupe Jean Jaurès et homme de gauche toute sa vie. Souvent, Jules-Marcel Monnerot est dénommé à tort « Jules Monnerot » y compris par Wikipédia (consulté le 13/7/2023), par lui-même et ses éditeurs sur la couverture de ses ouvrages.
(36)Anecdote fournie par Gabriel Henry (1909-2012), qui était à bord du Macoris pendant ce voyage, et devint un responsable du PC-Mque après 1944. Cf "RM éveilleur de consciences, T.2, p. 11 (NDR ).
(37)« En ces temps-là », dans « René MENIL éveilleur de consciences », Tome 2, chapitre « Scénarios ».
(38)Assimilation juridique, institutionnelle de la Martinique à un département français: loi du 19/3/1946, dont Césaire fut le rapporteur à l’Assemblée.
(39) Si Mme Véron ne connaît que Césaire et méconnait René Ménil à ce point, pourquoi a-t-elle participé en tant que conférencière à un colloque consacré à cet auteur ?
(40) indépendance totale, obtenue le 2 octobre 1958, avec Sékou Touré à la tête du pays : referendum du 28/9/1958 visant à faire adopter la Constitution de la Vème République. La Guinée est la seule colonie française en Afrique à avoir voté « NON » au projet de Constitution et à de Gaulle, l’enjeu étant l'indépendance immédiate. (Le reste de l'Afrique « francophone » subsaharienne ne choisira une indépendance formelle [et contrôlée par la France : réseaux Foccart et consorts] qu’en 1960.) Face au défi guinéen, de Gaulle réagit en faisant saboter le jeune Etat indépendant. Il ordonna aux fonctionnaires et techniciens français de quitter immédiatement la Guinée, ce qui provoqua beaucoup de problèmes au jeune État. Les colons emportèrent avec eux tout leur matériel de valeur, rapatrièrent les archives souveraines françaises et, surtout, les liens économiques sont rompus. Allant plus loin, la France tenta de déstabiliser la Guinée pour renverser Sékou Touré. Maurice Robert (chef du secteur Afrique au SDECE de 1958 à 68), explique : « Nous devions déstabiliser S.Touré, le rendre vulnérable, impopulaire et faciliter la prise du pouvoir par l'opposition. Une opération de cette envergure comporte plusieurs phases... Avec l'aide d’exilés guinéens réfugiés au Sénégal, nous avons aussi organisé des maquis d'opposition dans le Fouta-Djalon. L'encadrement était assuré par des experts français en opérations clandestines. Nous avons armé et entraîné ces opposants guinéens pour qu'ils développent un climat d'insécurité en Guinée et, si possible, qu'ils renversent S.Touré. Parmi ces actions de déstabilisation, je peux citer l'opération Persil, par exemple, qui a consisté à introduire dans le pays une grande quantité de faux billets de banque guinéens dans le but de déséquilibrer l’économie. ». Il était inévitable qu’ainsi attaqué, le régime guinéen se durcisse.
(41) non « justifiable » ou « excusable » par les tentatives de déstabilisations de la France contre S.Touré.
(42) Exemples (N.D.R.) : relative discrétion du PCF sur les massacres de Sétif-Guelma le 08/5/1945, alors qu’il était au gouvernement ; soutien assez tardif à l’insurrection nationaliste algérienne commencée en 1954, au profit du mot d’ordre « Pour une véritable Union française » de la France et de ses colonies, devenues autonomes par rapport à ce « centre », mot d’ordre présupposant donc une prépondérance française sur les colonies...
(43) Voici les deux dernières phrases (complémentaires) du « Discours sur le colonialisme » : « En sorte que si l’Europe occidentale ne prend d’elle-même, en Afrique, en Océanie, à Madagascar, c’est-à-dire aux portes de l’Afrique du Sud, aux Antilles, c’est-à-dire aux portes de l’Amérique, l’initiative d’une politique des nationalités, l’initiative d’une politique nouvelle fondée sur le respect des peuples et des cultures ; que dis-je ? si l’Europe ne galvanise pas les cultures moribondes ou ne suscite des cultures nouvelles ; si elle ne se fait réveilleuse de patries et de civilisations, ceci dit sans tenir compte de l’admirable résistance des peuples coloniaux, que symbolise actuellement le Viet-nam de façon éclatante, mais aussi l’Afrique du RDA, l’Europe se sera enlevé à elle-même son ultime chance, et, de ses propres mains, aura tiré sur elle-même le drap des mortelles ténèbres./ Ce qui, en net, veut dire que le salut de l’Europe n’est pas l’affaire d’une révolution dans les méthodes ; que c’est l’affaire de la Révolution ; celle qui, à l’étroite tyrannie d’une bourgeoisie déshumanisée, substituera, en attendant la société sans classes, la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle, car dans sa chair elle souffre de tous les maux de l’histoire, de tous les maux universels : le prolétariat. »
(44) Préface de René Ménil à la réédition de Légitime Défense en 1979.
Arrêtons avec l'idéalisme ! Lire la suite
...oui j'oubliais une chose, importante par les temps qui courent. Lire la suite
... Lire la suite
Albè, quelqu'un a-t-il jamais nié l'existence d'un racisme anti-noir dans le monde arabe ? Lire la suite
Merci Frédéric...
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