Pour déconstruire le mythe d'un François Mitterrand «décolonisateur»

Reste-t-il encore des pans méconnus de la vie de François Mitterrand (1916-1996)? Si son double septennat comme président de la République (1981-1995) a déjà bien été ausculté, si ses liens avec Vichy ont depuis longtemps défrayé la chronique, le début de sa carrière politique sous la IVe République est moins connu, en particulier dans ses aspects coloniaux.

La seule exception est son rôle dans les premières années de la guerre d'indépendance algérienne, lorsque, ministre de l'Intérieur, il répétait à l'envi que «l'Algérie, c'est la France». Son attachement à «l'Algérie française» n'est cependant pas isolé: il ne peut être détaché de l'importance que l'Afrique tout entière occupe dans son positionnement politique durant les années 1950.

Deux publications simultanées explorent ce sujet, auxquelles il faudra ajouter un troisième ouvrage annoncé pour 2025 –sans qu'aucune raison évidente vienne expliquer cette actualité éditoriale. Le premier ouvrage, L'Afrique d'abord! – Quand François Mitterrand voulait sauver l'Empire français, est dû à Thomas Deltombe, éditeur et chercheur indépendant, connu pour ses publications sur la fin de la colonisation française en Afrique et sur la Françafrique.

Le second, François Mitterrand – Itinéraires africains avant la Ve République, est un ouvrage collectif dirigé par Anne-Laure Ollivier, docteure en histoire contemporaine et enseignante en classes préparatoires, et par Frédéric Turpin, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Savoie Mont Blanc, tous deux spécialistes de la vie politique française dans la deuxième moitié du XXe siècle. Le livre réunit quinze contributions, issues d'un colloque organisé en 2023 à l'Académie des sciences d'outre-mer de Paris en lien avec l'Institut François Mitterrand.

Avec des styles et des approches différentes, ces deux livres soulignent l'importance que revêt l'Afrique dans le parcours politique du futur président. Bien loin d'être favorable à la décolonisation, ainsi qu'il a pu par la suite se présenter et être présenté, il a en effet cherché à conserver l'Empire colonial français, qu'il pensait indispensable à la puissance française.

L'Afrique, une étape centrale dans la carrière de Mitterrand

Les liens de François Mitterrand avec l'Afrique sont bien antérieurs à ses deux mandats présidentiels, antérieurs aussi à ce qu'il est convenu d'appeler la «Françafrique» sous la Ve République. Les territoires coloniaux de la France en Afrique sont même centraux pour sa carrière politique durant les années 1950.

Ses différents postes dans les gouvernements successifs l'ont tous conduit à s'y intéresser. D'abord comme ministre de la France d'Outre-Mer en 1950-1951 (sous ce nom se cache depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale l'ancien ministère des Colonies, principalement en charge de l'Afrique subsaharienne et de Madagascar). Puis comme ministre de l'Intérieur, à ce titre responsable de l'Algérie lors du déclenchement de la guerre d'indépendance. Il a enfin été le garde des Sceaux qui a autorisé en 1956-1957 l'exécution de dizaines de nationalistes du FLN condamnés à mort pour terrorisme.

Les sources donnent à voir un homme nourri de préjugés sur l'Afrique et les Africains.

En se focalisant sur cette séquence ministérielle et coloniale quasi continue, seulement interrompue par la chute du gouvernement Mollet en mai 1957, puis par le retour du général de Gaulle, les deux ouvrages éclairent en même temps sept années de vie politique sous la IVe République, tant les enjeux coloniaux y sont centraux. François Mitterrand est alors l'un des cadres de l'UDSR (Union démocratique et socialiste de la Résistance), avant de prendre la présidence du parti à René Pléven en 1953. Les questions africaines lui permettent d'ailleurs de préciser son positionnement politique.

Rien pourtant dans la jeunesse de Mitterrand ne laissait présager cet engagement africain, tant Deltombe que Ollivier rappellent qu'il a grandi dans le «mythe impérial», bien loin des réalités coloniales. Sa découverte du continent est tardive. S'il s'est rendu à Alger en 1943 lorsque la ville était la capitale de la France libre, il faut attendre ses premiers postes ministériels à la fin des années 1940 pour qu'il effectue des voyages prolongés sur le continent.

Les sources qui nous permettent de reconstituer sa vision de l'Afrique à cette date, tels sa poésie et son Journal de voyage en Afrique Noire début 1950 (tiré du fonds Anne Pingeot à la BNF et intégralement édité et commenté par Judith Bonnin en annexe de l'ouvrage dirigé par Ollivier et Turpin), nous donnent à voir un homme nourri de préjugés sur l'Afrique et les Africains.

«Présence française et abandon»

Pourtant, convaincu de l'importance des enjeux africains, il a lui-même choisi en 1950 le ministère de la France d'Outre-Mer au moment d'entrer dans le gouvernement Pléven. Du fait de son caractère composite, l'ouvrage collectif s'attarde plus que celui de Thomas Deltombe sur les différents dossiers africains dont François Mitterrand a eu la responsabilité. L'on y trouve des contributions sur ces liens avec certains pays (en particulier les trois possessions coloniales nord-africaines), sur certains projets (comme la réforme de l'École nationale de la France d'Outre-Mer (ENFOM), chargée de former les cadres coloniaux), ou encore sur le développement des ports ouest-africains.

Toutefois, les deux ouvrages se penchent principalement sur la place des enjeux africains au sein de la vie politique française. L'un des épisodes centraux est l'alliance entre François Mitterrand et Félix Houphouët-Boigny, député de Côte d'Ivoire en 1950, au moment où son parti, le Rassemblement démocratique africain, s'éloigne du Parti communiste français pour s'allier avec l'UDSR –une alliance mue avant tout par la nécessité pour l'UDSR de s'allier à l'Assemblée. Si l'intérêt de Mitterrand pour l'Afrique est indéniable, il ne peut être pensé sans lien avec les enjeux politiques métropolitains.

Les deux livres annoncent des sources inédites, en particulier tirées du fonds François Mitterrand (conservé au sein de l'institut éponyme). Leur exploitation paraît cependant limitée dans un cas comme dans l'autre, ce qui explique également que l'activité de Mitterrand comme ministre et celle de son administration soient finalement peu visibles. En plus de la presse d'époque, métropolitaine comme coloniale, les sources principales sont les écrits de François Mitterrand lui-même.

Centraux sont notamment ses deux ouvrages sur les questions coloniales. Dans Aux frontières de l'Union française, il préconise en 1953 des réformes coloniales pour repenser les liens avec les territoires coloniaux. Dans Présence française et abandon, publié quatre ans plus tard, encore plus centré sur l'Afrique, il défend de nouveau la posture «réformiste», contre ceux qu'il considère comme les ultras du colonialisme.

Le mythe du décolonisateur

En se fondant sur une relecture de ses écrits, mais aussi en replaçant ses prises de position dans leur contexte politique et colonial, les deux ouvrages fissurent, voire abattent l'un des derniers mythes encore solidement associés à François Mitterrand. Ce mythe comporte une double facette, selon le bord politique: d'un côté il a pu être accusé d'être un «bradeur d'empire», de l'autre il a été présenté comme un «décolonisateur». Bien que ce soit plus explicite chez Thomas Deltombe, les deux livres s'accordent pour dire que cette réputation est usurpée. Lui-même et son entourage ont savamment entretenu cette image dès les premières années de la Ve République, effaçant son passé colonialiste.

À une époque où les indépendances sidéraient ceux qui n'avaient su en percevoir les signes avant-coureurs, il était de bon ton de se présenter a posteriori comme un visionnaire ayant su les anticiper. Comme pour la majorité de ses contemporains en métropole, l'indépendance complète des colonies est restée jusque tardivement un impensable chez Mitterrand. Pour cette raison, et dans la continuité des travaux les plus récents sur les décolonisations, Thomas Deltombe invite à éviter toute lecture à rebours, pour au contraire se replacer au ras de la chronologie, des postures et des discours successifs.

À mesure qu'évolue la situation dans les colonies, le positionnement relatif de François Mitterrand a lui aussi bougé.

La plupart de ses biographes, qui se sont peu attardés sur les «années africaines» de François Mitterrand, se sont contentés de le qualifier de «réformateur» sur les questions coloniales. Sans contexte, ce terme prête pourtant à confusion. À l'époque, il n'est aucunement synonyme d'une posture anticoloniale, favorable aux indépendances. Il signifie seulement que Mitterrand pouvait être classé parmi les plus libéraux –ou plutôt parmi les moins colonialistes–, au sein de tous ceux qui refusaient de considérer la rupture définitive entre la France et ses colonies. Plusieurs contributions de l'ouvrage collectif replacent ainsi les prises de position de François Mitterrand dans leur contexte, en faisant le parallèle avec d'autres hommes politiques, comme Pierre Mendès France, Gaston Defferre et Alain Savary, eux aussi partisans de réformes, en particulier économiques, sans être anticolonialistes.

Ce positionnement explique aussi le soutien de François Mitterrand aux politiques répressives face aux mouvements indépendantistes, notamment en Algérie après 1954. Réforme et répression ne sont pas contradictoires, mais doivent plutôt être comprises comme les deux faces d'une même politique coloniale. De plus, à mesure qu'évolue la situation dans les colonies, le positionnement relatif de François Mitterrand a lui aussi bougé: alors que la réforme pouvait être considérée comme une posture hardie en 1950, elle peut apparaître comme dépassée après 1957 (Ollivier).

Une question de puissance

Toujours est-il que le principal critère pour François Mitterrand n'était pas tant la situation des peuples colonisés et leurs droits, qu'une inquiétude pour la puissance française. Tous ses écrits des années 1940 et 1950 confirment un attachement tenace à l'empire, et en particulier à l'Afrique française. Si l'idée d'une mission civilisatrice ne disparaît pas sous sa plume, il est surtout question de grandeur de la France: son avenir dans le monde serait indissociable de son empire, d'où la crainte constante chez lui d'un «abandon». Si, dans le sillage de Pierre Mendès France, l'abandon de l'Indochine lui semble envisageable et même souhaitable, notamment pour se concentrer sur l'Afrique, l'abandon de cette dernière est inenvisageable.

Pour sauver l'empire, il faut cependant réformer, d'abord les structures économiques pour favoriser le développement, ensuite les structures politiques. À partir de 1952, François Mitterrand promeut l'idée d'une «communauté franco-africaine», dont l'objectif aurait été de passer du projet d'assimilation à la France, plus ou moins en vigueur depuis la fin du XIXe siècle, à celui d'une véritable association politique, au sein d'une république fédérale. Mais Mitterrand n'est finalement pas un acteur de la mise en place de cette «communauté», instaurée sous une forme proche sous la Ve République en 1958.

Pour cette raison, Thomas Deltombe dénie à François Mitterrand l'étiquette d'«anticolonialiste» et lui préfère celle de «néocolonialiste». Ce terme désigne un partisan de la poursuite du projet colonial par d'autres voies, et permet de penser la continuité des relations franco-africaines au-delà des indépendances. L'objectif premier du livre de Thomas Deltombe, assumé et engagé, est d'ailleurs de déconstruire le mythe de Mitterrand décolonisateur. Le ton n'est pas aussi corrosif dans l'ouvrage collectif, dont certaines contributions ne se défont pas entièrement d'une lecture par le prisme du «grand homme» –le parrainage du livre par l'Institut Mitterrand n'y est sans doute pas pour rien.

Ces deux ouvrages sur François Mitterrand et l'Afrique durant les années 1950 adoptent deux perspectives dissemblables, mais sans doute complémentaires. L'un analyse la question sous l'angle de la métropole et réinsère Mitterrand au sein des réseaux politiques de la IVe République –ce qui revient à relativiser l'originalité de ses positions. L'autre prend pour point de vue les enjeux proprement africains et les luttes pour l'indépendance –ce qui conduit à insister sur l'aveuglement impérial du futur président.

François Mitterrand (au centre, lunettes noires), ministre de la France d'Outre-Mer, préside le 8 février 1951 l'inauguration du port d'Abidjan, capitale de la colonie française de Côte d'Ivoire. | AFP© François Mitterrand (au centre, lunettes noires), ministre de la France d'Outre-Mer, préside le 8 février 1951 l'inauguration du port d'Abidjan, capitale de la colonie française de Côte d'Ivoire. | AFP

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Commentaires récents

  • Mélenchon et "les nombreuses frontières de la France"

    Décidément Mélencon a de la suite dans les idées

    fau

    19/03/2025 - 22:16

    Après avoir admis l'existence du Grand Remplacement ,qu'il nomme joliment "créolisation" ,le lead Lire la suite

  • Ils rencontrent Monsieur "Mettez-moi des Blancos ! Des Whites !"...

    Albè, c’est surtout un manque...

    Frédéric C.

    19/03/2025 - 21:00

    ... d’hygiène intellectuelle, de curiosité intellectuelle sur notre histoire, etc. Lire la suite

  • Ils rencontrent Monsieur "Mettez-moi des Blancos ! Des Whites !"...

    CES LIVRES SONT SANS DOUTE....

    Albè

    19/03/2025 - 20:06

    ...vendus trop chers, plus chers qu'à Garge-les-Gonzesses et Trifouillis-les-Oies.

    Lire la suite
  • Ils rencontrent Monsieur "Mettez-moi des Blancos ! Des Whites !"...

    Albè, on est en droit de douter...

    Frédéric C.

    19/03/2025 - 14:06

    ...qu’ils aient lu sérieusement, fût-ce linéairement, un des 4 écrivains que vous citez. Lire la suite

  • Ils rencontrent Monsieur "Mettez-moi des Blancos ! Des Whites !"...

    C'EST QUOI ?

    Albè

    19/03/2025 - 11:04

    ;...le RPMACHIN que vous évoquez ? Des adeptes de Césaire ? De Ménil ? De Fanon ? De Glissant ? Lire la suite