L’école numérique, progrès ou calamité ? Pour Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, auteurs d’un récent essai sur le sujet (1), aucune technologie, aussi nouvelle soit-elle, ne saurait tenir lieu de pédagogie. Démonstration.
Apprendre de manière agréable et divertissante, dynamique et moderne, préparer nos enfants au monde de demain, leur donner une éducation efficace, en faire des citoyens écoresponsables en les sensibilisant à consommer moins de papier, les encourager à vivre avec leur temps, réduire les inégalités scolaires, culturelles et sociales, lutter contre le décrochage scolaire et la baisse de motivation, et tant d’autres groupes nominaux positifs, sont les atouts dont s’auréole l’« école numérique ». École numérique ? Le terme désigne aussi bien « l’usage des salles informatiques, des TBI (tableaux blancs interactifs), des classes mobiles (chariots de tablettes tactiles distribués aux élèves), que les logiciels d’appel, de cahier de texte et de saisie de notes, les “cartables électroniques” remplaçant les manuels scolaires, les ENT (espaces numériques de travail), ces “portails éducatifs sécurisés” où sont déposés des documents et où se mettent en place des relations numériques entre les familles, les enseignants et les élèves ». Voici un champ lexical auquel il va falloir s’adapter d’ici 2018, année où devrait se réaliser le rêve français de François Hollande, celui de voir « 100 % des élèves en collèges disposer d’un outil numérique », lequel devra servir dans toutes les disciplines. Comment ne pas être ému par tant de bienveillance à l’égard de nos enfants ?
L’Académie des sciences donne des conseils pédagogiques précieux, en affirmant que « l’école élémentaire est le meilleur lieu pour engager l’éducation systématique aux écrans ». Et de son côté, afin de démarrer dans les meilleures conditions « la réussite du plan numérique à l’école », l’Éducation Nationale a signé un partenariat avec Microsoft France qui s’engageait à y investir 13 millions d’euros. D’ailleurs, en 2012, Microsoft France a créé sa « classe immersive », espace où les enseignants peuvent venir tester du matériel numérique, « on y découvre des tablettes, un mur 3D, des tables pixelsense, un sol interactif, des smartphones, des jeux sérieux… » Et afin de bien faire passer le message, cette même année, le PDG de Microsoft France, Éric Boustouller, sort un livre titré L’Atout numérique. Pour en finir avec une mélancolie française, où il écrit que « les deux tiers des collégiens s’ennuient en classe » et que de « de l’ennui à l’échec, il n’y a qu’un pas. Il est impératif de tout mettre en œuvre pour en venir à bout. Le numérique peut nous y aider ». Il déclare également qu’« il n’y a pas, il ne devrait pas y avoir, d’un côté, l’univers artificiel de l’école, et, au-delà des grilles de la cour, la vraie vie ». Une étrange vision de la « vraie vie » qui serait, comme le soulignent Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, « composée de communautés virtuelles, de ressources en ligne et de sols interactifs, face à cet “univers artificiel” de l’école faite de tables, de chaises, de sonneries et de cours de français ». Il se peut fort bien que l’étoile attirante et lisse des écrans, censée être accueillie comme un don et une réussite de la part de l’Éducation Nationale, se transforme en cataclysme. Mais pourquoi chercher la bête noire alors que l’école numérique se voit couronnée de tant d’éloges ?
LE CŒUR DU PROBLÈME
Nous entrons au cœur du problème. L’école numérique, loin d’être aussi efficace que l’on croit, « mange » le temps de travail, et empiète sur la vie extra-scolaire des enseignants et des élèves. Les élèves et les familles doivent se connecter après l’école pour consulter les devoirs, les notes et le contenu des leçons éventuellement à réviser. L’élève, en tant que personne connectée, n’a plus d’excuses pour échapper à son agenda. Il transporte son cartable virtuel partout où il va : atout dont Eduscol, site de ressources pédagogiques, ne manque pas de vanter les mérites, voyant un progrès d’une importance capitale dans le fait que l’élève puisse où qu’il soit, au parc, à l’hôpital, en vacances, chez un ami ou autre, « retrouver son environnement de travail habituel ».
Le numérique est si bien ancré dans notre esprit qu’on oublie que c’est souvent lui qui nous pousse à nous arracher les cheveux de la tête. Quand quelque chose ne marche pas, qu’un DVD n’est pas compatible, qu’un document a disparu, que la souris se bloque, ou tant d’autres moments chronophages, le numérique est roi pour mettre nos nerfs à vif. Il est fréquent dans les écoles que « les enceintes ne fonctionnent pas », que la connexion soit mauvaise, voire impossible, ce qui oblige les professeurs, habitués, à avoir un plan B qui demande de doubler leurs préparations de cours, et de faire perdre du temps aux élèves quand il faut se mettre à un cours classique après avoir tenté en vain d’accéder à un cours numérique.
L’école numérique s’invite aussi à la maison, plus question de devoirs rédigés à la main, ces derniers devant être rendus numériquement. Comment fait-on avec les élèves qui n’ont pas internet à la maison ? Ou quand la connexion ne marche plus ? Une mère d’enfant en « sixième numérique » témoigne : « En début d’année, nous avons eu une panne de réseau à la maison : il n’a pas pu faire ses devoirs pendant une semaine. Une autre fois, il s’est amusé à changer son mot de passe et l’a oublié. Son système a planté, tout a été perdu… » Quant à la tablette numérique, dans la plupart des cas, elle n’est pas offerte, ce qui augmente considérablement le coût des fournitures scolaires. Cette même mère de famille continue : « En début d’année, j’ai réglé un forfait de 340 euros pour les fournitures scolaires, l’iPad, la housse et l’assurance… Je paierai cette somme de nouveau chaque année pendant quatre ans, car ce n’est pas une location de tablette, mais un achat obligatoire… » Comment donc lutter contre les inégalités en demandant une base de départ que toutes les familles ne peuvent pas offrir à leur enfant ?
Le positif, assurément, c’est que les élèves sortent volontiers leur « cahier » en classe, mais Philippe Bihouix et Karine Mauvilly s’interrogent : « Par quoi l’élève est-il motivé lorsqu’il travaille sur tablette ? Par la tâche d’apprentissage, ou par l’outil lui-même ? » Et ils continuent plus loin : « Notons aussi que la motivation pour une technique d’apprentissage n’entraîne pas nécessairement un bon apprentissage. » L’ennui des élèves à l’école, certes, est une chose indéniable. Tout le monde a secoué la jambe nerveusement sous son bureau en attendant que l’heure passe, mais n’oublions pas que c’est lorsqu’on commence à s’ennuyer que l’on peut enfin commencer à penser. L’ennui crée l’envie de découvrir, ainsi que la solitude, laquelle est quasiment inexistante dans nos vies, tant elles sont envahies par le numérique. Pourquoi en rajouter ?
Allons donc voir du côté des résultats scolaires, car après tout on attend des pédagogies innovantes qu’elles fassent élever le niveau. Malheureusement les résultats ne sont pas à la hauteur des promesses. Tous les trois ans, Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) mène une enquête pour comparer les performances des systèmes éducatifs de l’OCDE, et « aucune amélioration notable des résultats en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences » n’a été constatée dans les écoles numériques. Au contraire, les résultats scolaires sont « significativement plus faibles ». La cause de cette baisse de résultat est assez simple : pour résumer, quand un élève fait un devoir numérique, il est davantage concentré sur le fonctionnement de la production du devoir, que sur le fond du devoir ; son apprentissage s’en voit largement freiné et détourné. Mais comme nous vivons dans le règne de l’injonction contradictoire, l’OCDE, malgré ses propres analyses sur la baisse des résultats, préconise quand même d’aller plus loin dans la numérisation des établissements scolaires !
Il est donc urgent de ne pas se laisser séduire par cette nouvelle école, laissons encore à nos enfants un dernier lieu où ils ne sont pas les esclaves d’un « mode de vie dicté par la GAFA » (Google, Amazon, Facebook, Apple). Si l’école numérique n’apporte rien de plus qu’une école normale, où est son utilité, si ce n’est de faire de nos enfants des produits vendus aux multinationales ? Ce qui se met en place avec ce type d’école, ce n’est pas une éducation bienveillante et productive, mais « l’École du Capitalisme total » (2).
Anne-Gersende Warluzel
(1) Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, Le désastre de l’école numérique. Plaidoyer pour une école sans écrans, Seuil, 2016, 240 pages, 17 €.
(2) Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, Climats, 2006.
© LA NEF n°289 Février 2017
Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite
...toute la "classe politique" (qui n’est d’ailleurs pas une "classe sociale") sur le même plan ? Lire la suite
...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite
...À une époque pas si lointaine, l’adjectif qualificatif "national" était fréquemment utilisé po Lire la suite
ce sera très drôle! Lire la suite