Mérine Céco : « Mon lieu est traversé par de nombreux autres lieux »

   Paru au début de l’année 2021, Le pays d’où l’on ne vient pas (éditions Ecriture) de l’écrivaine martiniquaise Mérine CECO avait suscité un réel intérêt. La crise du covid l’a remis soudainement au centre de certains débats, notamment sur les réseaux sociaux, d’aucuns (es) voyant dans ce roman une sorte de prémonition de ce que vit actuellement la Martinique. Qu’en est-il exactement ?

   L’auteur s’en explique…

 

  FONDAS KREYOL : Dans votre dernier roman, Le pays d'où l'on ne vient pas, vous adoptez un point de vue original, inconnu en tout cas dans notre littérature, à savoir celui d'un personnage africain, en l'occurrence une jeune femme nommée Fèmi, native du Bénin, qui vient à la recherche de ses racines, ou à tout le moins d'une partie d'entre elles, à la Martinique. D'habitude, c'est toujours l'inverse c'est-à-dire l'Antillais qui retourne dans l'Afrique-mère. A quoi est dû ce changement de perspective ?

 

   MERINE CECO : J’ai eu envie d’inverser la perspective pour me décentrer de ma vision martiniquaise des choses et montrer que, plus que l’identité assignée, ce sont les identifications qui comptent dans un monde où les migrations définissent les individus, plus que les lieux où ils sont nés. Choisir de camper mon histoire autour d’une femme issue du Bénin mais avec un père, originaire de la Martinique, rendait possible le questionnement sur les identités assignées, les identités fabriquées et les identités choisies. J’ai ainsi posé la question suivante: si la migration me définit, d’où je ne viens pas? C’est une manière de montrer que « mon lieu » ou plutôt, ce que je crois être « mon lieu », est traversé par nombre d’autres lieux.

 

   FONDAS KREYOL : Si votre personnage, Fèmi, n'avait pas découvert que son père était martiniquais, aurait-elle vécu sa seule et unique identité béninoise comme une identité assignée ? Son lieu aurait-il été traversé par d'autres lieux ? Après tout, Fèmi est une exception, non ?

 

   MERINE CECO : Le fait que Fèmi ait un père martiniquais reste anecdotique par rapport au reste, d’autant qu'il existe des « métis » qui prennent le parti d’ignorer une de leurs branches ascendantes et de s’identifier à une seule d’entre elles. Ce qui lui fait prendre conscience de l’assignation identitaire que nous subissons toutes et tous, c’est son aptitude à accepter qu’elle n’est pas que d’un lieu, à être en empathie avec d’autres lieux.

   Bien avant son voyage à Paris, puis en Martinique, Fèmi vit en partie hors du Bénin. On le voit avec son amour pour le groupe Kassav ou sa rencontre avec Toni. Les voyages ou migrations dont je parle, peuvent être réels ou imaginaires. Beaucoup d’Antillais s’identifiaient à des Parisiens sans bouger de chez eux, par la lecture, le cinéma, les habitudes acquises, etc. Il y avait donc un différentiel entre la manière dont ils se vivaient et l’identité qui, d’emblée, leur était assignée.

  Quand Fèmi arrive à Paris, on lui assigne spontanément une identité d’"Africaine de banlieue », alors qu’elle est fraîchement débarquée du Bénin. Lorsqu’elle atterrit en Martinique, elle est, en revanche,  l’ "Africaine d’Afrique", alors que son séjour prolongé dans la banlieue parisienne l’a déjà profondément « modifiée ». Personne ne lui demande de dire qui elle est ou qui elle a pu devenir à travers ses migrations réelles ou symboliques. Tous se contentent de lui assigner d'emblée, de manière autoritaire, un lieu. Point barre.

  Si Fèmi est une exception, ce n’est pas parce qu’elle a un père martiniquais, c’est parce qu’elle interroge ces assignations identitaires dont elle est constamment l’objet, partout où elle va. Elle interroge aussi le contenu notionnel de ces assignations: suis-je du lieu de mes parents ? Qu’est-ce qu’être d’un lieu ? Qu’est-ce qu’être africain ? Martiniquais? Métis ?

 

  FONDAS KREYOL : Après un séjour à Paris où elle rencontre donc des Antillaises, elle gagne la Martinique où elle découvre une étrange situation : des femmes en lutte contre une mystérieuse "Délégation" qui entend faire ingurgiter à la population des "pilules roses" afin de lui faire oublier tant son passé que son présent. De même que vous aviez innové en faisant de votre personnage principal une Africaine qui part à la découverte de la Martinique, vous le faites à nouveau avec quelque chose qui détone par rapport au mode habituel de dénonciation de l'aliénation par les auteurs antillais et qui se rapproche de la science-fiction. Pourquoi ? Cela ne peut-il dérouter le lecteur antillais ? 

 

  MÉRINE CECO : Je ne suis pas sûre de vouloir dénoncer l’aliénation mais plutôt de la questionner. Parler d’ « aliénation » suppose que l’on sache qui on est au départ et implique donc un écart par rapport à une identité donnée/assignée. Or, quelle est cette identité donnée dans un espace comme celui des Antilles? Ou comme celui de la banlieue parisienne ou de l’Afrique ? L’Antillais qui se dit Africain est-il moins aliéné que celui qui se dit Européen ? La question mérite d’être posée et je n’ai pas peur de la poser, car, vu notre histoire, nos filiations sont complexes et forcément contraintes. Nous ne devons pas céder aux injonctions  identitaires qui nous sont faites, du dedans et du dehors. Il faut explorer…

  C’est tout cela que mon texte questionne. L’identité ne résulte-t-elle pas en grande partie d’une assignation du dehors et l’aliéné(e) est-ce bien la personne que l’on tient pour telle? On considère, à tort, me semble-t-il que Frantz Fanon a brossé le portrait de l’aliéné noir dans « Peaux noires, masques blancs ». Or, une certaine lecture de Fanon laisse entendre que le Noir est enfermé dans sa noirceur et le Blanc dans sa blancheur, comme autant de carcans identitaires. J’essaie donc de raisonner au-delà de ce prisme de la couleur qui est incapable de rendre compte de la complexité des identifications. L’aliénation, c’est pour moi vouloir se définir à tout prix comme une entité figée et rester dans cette fixité. Dans le roman, les "pilules roses »  peuvent apparaître comme un moyen de réussir à échapper à ce diktat de l’identité : en diluant la mémoire, elles semblent faire voler en éclats nos prisons identitaires, mais dans le même temps, elles proposent une identité factice, fallacieuse, qui ne repose que sur une illusion et annonce donc une désillusion. Les résistant(e)s aux pilules roses sont celles et ceux qui sont capables de regarder leur passé en face sans se laisser s’y enfermer, parce que ce passé ne les détermine pas entièrement. Ce passé est une part importante de leurs identifications mais celles-ci restent ouvertes et entées sur les migrations passées et à venir, réelles et symboliques. L’imaginaire cinématographique est très puissant et mondialisé : questionner l’aliénation en se fondant sur l’ingérence ou non de « pilules roses », c’est montrer que les auteur(e)s antillais(e)s ne sont pas imperméables à cette mondialisation des imaginaires et qu’ils (elles) sont capables de l’utiliser pour questionner leurs réalités. Cela relève davantage, par ailleurs, de la métaphore que de la science-fiction, car rien ne dit clairement dans le roman, que ces pilules ont existé dans la « réalité » construite par le texte. 

 

   FONDAS KREYOL : La subtilité qui se cache derrière cette métaphore des "pilules roses" semble n'avoir guère été comprise puisqu'en Martinique, des personnes, bien ou mal intentionnées, les utilisent pour fabriquer une autre métaphore : le vaccin anti-covid serait une pilule rose bien réelle, et non plus une création romanesque, que les méchants Blancs chercheraient à imposer aux Martiniquais afin de les génocider. Comment réagissez-vous à cela ?

 

   MERINE CECO : Je renvoie à Roland Barthes qui écrivait que chaque lecteur ou lectrice va au texte avec ses fantasmes et désirs, avec son histoire et projette sur le texte ce qu’il a envie d’y lire. L’auteur(e) se trouve impuissant(e) à interdire les lectures que s’autorisent ses lecteurs (trices), même quand il (elle) les considère comme un détournement de sens. Les "pilules roses » ne sauraient être assimilées au vaccin anti-covid pour la simple et bonne raison que le vaccin anti-Covid est administré à la terre entière, (et aux pays riches plus qu’aux pauvres), alors que la volonté d’administrer les « pilules roses » a pour cible unique les anciennes colonies américaines des pays riches désireuses d’obtenir des réparations de l'esclavage. L’analogie entre « vaccin anti-Covid » et «  pilules roses" ne tient donc pas. En revanche, ce qui tient, c’est la réflexion sur le statut politique de ces anciennes/néo-colonies et sur leur rapport problématique à   la parole institutionnelle.

 Ce que cherche à refléter Le pays d’où l’on ne vient pas, c’est, en effet, le statut problématique de la vérité, de l’autorité et de la science à notre époque, et notamment dans les anciennes/néo-colonies, du fait de la décrédibilisation de la parole «  institutionnelle », et au-delà, de toute parole «  autorisée », en regard de la minoration qui, du dehors et parfois du dedans, a été faite de nos tragédies. On ne saurait non plus passer sous silence dans ce processus de décrédibilisation, l’influence des réseaux sociaux, le rôle des fake news,  tout autant que l’accès facilité aux controverses politico-scientifiques et la forme de libération de la parole de toutes et de tous. Ce roman interroge également, de manière plus large, le statut de la parole et de la «  réalité » au sein de nos sociétés contemporaines et l’énorme confusion qui en résulte. Gabriel García Márquez pouvait inventer à sa guise le « réalisme magique » dans ses créations romanesques. On y avait accès à travers les romans et il y avait encore une chance de distinguer la fiction de la « réalité ».

  Il a souvent été dit, à propos de la littérature antillaise, que les histoires qui y étaient racontées constituaient l’Histoire (non officielle) des Antilles, celle des « vaincus », des « petites gens ». Le statut de la fiction dans ces littératures mérite encore d’être problématisé, ce qui remet au premier plan, la question de ce qui constitue notre « réalité ». Les autorités ont souvent nié ou amoindri les tragédies qui nous ont brisés : esclavage, BUMIDOM, chlordécone, etc. La mise en cause de la parole de ces « autorités » ne doit-elle pas être lue comme le retour de bâton de cette minoration de nos tragédies par ces mêmes autorités? Je n’ai pas de certitude mais il convient de s’interroger. Et le roman invite à le faire au travers de la multiplication des voix et des points de vue : Et le roman invite à le faire au travers de la multiplication des voix et des points de vue : Les « pilules roses » existent-elles vraiment ? Pourquoi certain(e)s croient à leur existence et d’autres, non ? Et si oui, si ces « pilules » existent bien, visent-elles à éliminer le peuple de Mada purement et simplement ? Ce peuple sert-il de cobaye à des expériences de plus grande envergure? S’agit-il d’un complot entre l'élite locale  et ceux du pays de froidure?, etc. Autant de questions qui traversent l’actualité brûlante de nos pays aujourd’hui. Georges, le crocodile du Lamentin, existe-t-il réellement ?

Nous avons à réfléchir à ce qu’a pu produire, sur notre psyché,  cette expérience inouïe d’une colonisation continue, couplée à celle de l’esclavage dont les chaînes enserrent encore nos têtes, dans un contexte institutionnel de « départementalisation[1] », avec en prime, la prise de conscience progressive de tragédies parallèles, parmi lesquelles l’empoisonnement à la molécule de chlordécone. Sans jugement ni condamnation, Le pays d’où l’on ne vient pas s’attache à mettre en scène, à dramatiser tout cela, dans l’idée que l’unité et notre capacité à nous projeter dans un futur à construire, malgré nos divergences, reste notre seule force et notre seule issue.

   FONDAS KREYOL : Votre style d'écriture se démarque nettement de celui de la génération précédente, celle de la Créolité, sans pour autant rompre avec lui. Un critique, Jean-Laurent Alcide, analysant votre oeuvre et celle de Miguel Duplan, Serge Kéclard, Jean-Marc Rosier, Frankito et quelques autres, vous a rassemblé sous l'étiquette de "Mouvement du Kreol-Modernisme", l'acceptez-vous ou, au contraire, considérez-vous que votre filiation est plutôt celle d'une écriture féminine antillaise, qui partant de Suzanne Césaire, par exemple, a trop longtemps été minorée ?

 

MERINE CECO : J’ai été nourrie par l’écriture de Césaire, Glissant et évidemment par ceux de Chamoiseau et Confiant. Les lectures que l’on fait ne peuvent pas ne pas déterminer notre écriture, au moins partiellement. De ce fait, je pense avoir, dans ma façon d’écrire, des traits en partage avec les écrivains qui ont été rangés dans le «  Mouvement du Kreol-Modernisme », même si je ne crois plus guère aux mouvements. Après, je sais aussi que j’ai eu envie de proposer une vision profondément féminine/niste de nos réalités, reconstruire un inconscient féminin absent des littératures faites par les hommes et présent chez des autrices comme Suzanne Césaire. Il est évident que les écritures féminines martiniquaises (plus que guadeloupéennes, ce me semble) ont été trop longtemps minorées et qu’il faut continuer d’explorer celles qui ont le mérite d’exister et chercher à en susciter de nouvelles...

 

[1] Le nom change mais la réalité reste la même.

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