MÉRINE CÉCO, LE PAYS D’OÙ L’ON NE VIENT PAS, ÉCRITURES, 2021

Patricia Conflon Gros-Désirs

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Comme à chaque fois que je tombe sur un livre, je ne peux m’empêcher d’observer la première de couverture qui fait office de « seuil » (Gérard Genette), indiquant à toute personne bien élevée d’attendre qu’on lui ouvre la porte. C’est l’attente favorable à la contemplation, du du paysage ou à une méditation indiscrète de « makrel » regardant l’environnement tout autour ou l’intérieur de ce « monde clos » dans lequel on s’apprête à pénétrer. Ce rituel, je le répète sans honte s’agissant d’un livre. J’attache une importance particulière au titre et aux illustrations. Ils m’informent, taquinent ma curiosité et m’avertissent. Un phénomène chaque fois marqué d’un mystère. Une fois de plus, ce rituel m’a accaparée lorsque je suis tombée sur le dernier livre de Mérine Céco, Le pays d’où l’on ne vient pas.

La porte d’entrée de ce livre m’intrigue au premier abord. Rien de très impressionnant ! On peut y voir apposée en demi-page verticale une photographie en noir et blanc d’un littoral, une plage prise depuis la mer d’une région tropicale. Difficile pour moi d’identifier le lieu, le pays. Les plus chauvins de mes compatriotes martiniquais pourraient parier qu’il s’agit d’une plage du Nord-Atlantique : cocotiers, vagues crachant l’écume sur le sable noir, mornes surplombant un littoral digne d’une nature de carte postale sans les couleurs d’origine.

Troublant, le titre aussi ! Le pays d’où l’on ne vient pas me rend perplexe. Ce titre, une litote résultant de la tournure négative de l’expression usuelle « Le pays d’où je viens », m’a confrontée à nombre de questions. En créole d’abord : O la Man Mérinn Séko lé mennen mwen ? Puis en français : de quel pays parle-t-elle ? Un « on » à la place du « je », pourquoi ? Un « nous » collectif, généralisant? Pourquoi la négation ? Une question d’origine… ?

Or, qui peut prétendre aborder la question de l’origine sans être mal à l’aise ? Sans être pris de vertiges comme lorsqu’on emprunte pour la première fois, le chemin de la Trace qui relie Morne-Rouge à Balata, ou celle reliant Deux-Choux à Gros-Morne, à l’aube ? Ces routes de forêts, taillées à flanc de montagne, ont comme particularité d’être tortueuses. Les paysages se déploient en une dense végétation se déployant dans une palette de tons verts. En amont et en aval, les précipices et falaises que ces routes scindent sont vertigineux et vous font craindre le pire, en cas d’imprudence : dérapages incontrôlés, chutes de roches … les mauvaises rencontres.

Mais entrons dans le livre. Lisons et laissons-nous guider par les mots, le phrasé, le texte, l’histoire. « Prémices » annonce le premier des 29 chapitres. C’est Fèmi qui parle d’abord. Sa mère est originaire de l’Afrique « pure ». Son père lui,  un « pur Martiniquais ». Fèmi a trois ans lorsqu’il repart sans rien dire dans son pays, laissant la mère dans un chagrin incommensurable et Fèmi avec une profonde douleur et un sentiment de honte : « au Bénin, les enfants connaissent leur père », pas elle. Ce drame la conduit, après la mort de sa mère, à se rendre en Martinique pour retrouver ses racines, celles de son père. Jusque-là, une histoire somme toute banale de mon point de vue martiniquais, sauf qu’ici, la victime de l’irresponsabilité paternelle antillaise est… africaine.

Le temps de quelques pages, survient une histoire rocambolesque, digne de science-fiction. Sur plusieurs chapitres, des narratrices nous embarquent dans une affaire plus qu’intrigante. Une « machination » décrite dans un registre surréaliste qui ne dit pas son nom, avec une sémantique qui donne froid dans le dos : « zombification », « expérimentation », « disparition de Das et de Mans », « cobayes », « innocuité », « dragées rose pâle de l’oubli » résonnant de manière troublante avec cette histoire de « génocide par substitution » qu’avait dénoncée « Papa Aimé » dans les années 50. Woy ! Doute. Étourdissement. Ralentissons... et reprenons nos esprits.

Pages après pages, virages après virages, l’esprit taraudé de doutes, il nous faut cependant avancer malgré les secousses, malgré les nébulosités de l’intrigue, de la narration.

En face une résistance ! Celle d’un genre nouveau qui comprend une communauté de femmes, quelques hommes : la « néodissidence ». Sa mission est de renverser la délégation, de l’empêcher de nuire et d’anéantir la mémoire collective. Issues de tous les corps sociaux, des « Mans et des Das », des ouvrières, des intellos… après moult conciliabules, dénoncent, renoncent, prennent des risques, mettent en place collectivement une stratégie pour combattre les ennemis de la mémoire collective antillaise. Des femmes, et ça marche !

 

Je suis abasourdie par cette traversée bouillonnante de péripéties, mais par-dessus-tout euphorique et dans une exaltation immense. Oui, Mérine Céco m’a tenue la main jusqu’à l’arrivée, une fin inattendue, éclatante et réconfortante.

 

Mais Le Pays d’où l’on ne vient pas m’a surtout donné du plaisir, beaucoup de plaisir. Car le roman nous incite à renoncer aux lieux communs et à emprunter de nouvelles voies, de nouvelles postures, de nouvelles formes d’interconnexion avec l’autre. La route de la Trace peut nous exténuer à l’arrivée, mais si nous consentons à nous laisser transporter par son charme exceptionnel, nous pouvons sous sentir submergés d’extase et de ravissement. Le roman de Mérine Céco, dans un pragmatisme inattendu, nous fait emprunter la voie de la reconquête de nos sens, nos croyances, nos valeurs, notre dignité, notre Négritude, notre Antillanité, notre Créolité.

 

J’ai eu plaisir à retrouver, grâce à Fèmi, une Martinique revêtue de sa vraie palette de couleurs, celles que colorent nos traditions, notre mémoire collective, notre histoire d’ancêtres « esclavisés ». Le regard neuf de l’altérité contemplatrice permet ce retour à l’authenticité. C’est de cette façon que Mérine Céco, co-pilote habile et bienveillant, nous rassure et tente de nous convaincre que ce chemin, il faut le prendre résolument, pour y découvrir les zones d’ombre de nos paysages extérieurs et intérieurs, pour les regarder et les accepter.

J’ai aussi eu du plaisir à rêver avec d’autres femmes l’avènement d’une « matrie », et gardienne de la « bibliothèque secrète des femmes », capable de gouverner et de « prendre soin du monde » autrement que par la violence, de s’organiser et faire front contre toutes les formes de manipulation et d’injustice, une « matrie » assoiffée de valeurs, de responsabilisation, de loyauté, de conciliation, de « vivre en commun », de « savoir-être-ensemble »…

J’ai eu le plaisir d’imaginer un idéal de vivre-femmes, hérité des audaces fondatrices dont les pionnières en Martinique sont les sœurs Nardal, Suzanne Césaire et bien d’autres… et que leurs héritières puissent, quel que soit leur horizon d’ancrage, inventer des ponts pour se rejoindre, être ensemble en vue de bâtir un projet commun.

J’ai eu du plaisir, mais aussi le besoin de relire certains passages du Pays d’où l’on ne vient pas, de revenir par la Trace pour retrouver les sensations que je n’avais pas eu le temps d’apprécier lors de ma première expérience de lecture, pour capter les images qui m’avaient échappées, pour happer la fraîcheur d’assertions qui m’avaient subjuguées, pour réentendre le concert polyphonique des voix dont j’avais trop rapidement perçu les souffles. Certaine que j’y retournerai un jour, j’ai tenu malgré tout à imprimer ma mémoire un ensemble d’expressions rigolotes, de métaphores insolites et créatives, d’alé-viré stylistiques, de « cahots » langagiers volontaires de français et de créole.

Avec le Pays d’où l’on ne vient pas, je me suis reconnue à travers le discours de Frida et Sonia rêvant d’une « Caraïbe littéraire », laquelle se voit concrètement prendre forme à travers la création de l’association MICELA (Maison Interculturelle des Écrivains et des Littératures d’Américaraibe » créée pour la reconnaissance et la valorisation des littératures d’Américaraïbe en 2020.

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