Ce que cache le slogan négationniste et révisionniste de « gwojemoni neyokolonial » : les habits trompeurs de la domination impérialiste sur Haïti

Robert Berrouët-Oriol

Dans l’histoire récente des idées relatives à Haïti, l’intitulé « gwojemoni neyokolonial » est un slogan négationniste et révisionniste bricolé aux États-Unis par un apparenté « créoliste » fondamentaliste destiné à masquer l’emprise massive et violente de l’impérialisme américain sur Haïti depuis l’Occupation de 1915. Il s’agit de faire croire, par la création d’un artifice langagier qui est aventureusement donné pour un néologisme éclairant, que le principal adversaire politique et culturel aujourd’hui en Haïti serait la « francofolie », la langue française et les francophones haïtiens (les « francofous ») aimablement qualifiés d’agents locaux de l’impérialisme français par les Ayatollahs du créole.

Il est particulièrement symptomatique et révélateur qu’une petite minorité de « créolistes » fondamentalistes –scolarisés dans les meilleures écoles francophones d’Haïti--, soit porteuse d’un discours « nationaliste » bipolaire adossé au négationnisme et au révisionnisme historiques. Dans le diptyque « négationnisme » / « révisionisme », la « négation » et la « révision » consistent, par une lecture volontairement biaisée, à nier les faits historiques et/ou à les dénaturer et/ou à les trafiquer dans le but de substituer aux faits historiques vérifiables un dispositif idéologique d’enfumage et de détournement de la pensée critique. Le négationnisme et le révisionnisme historiques dont il est question dans cet article, au creux de l’espace souvent trop meublé de « l’idéologie linguistique », relèvent du registre du discours catéchétique sectaire et dogmatique et ils ne tolèrent en aucun cas le libre exercice de la pensée critique et analytique. Par exemple, le fait d’écrire en français sur le créole haïtien est une hérésie aux yeux des Ayatollahs du créole, et au bout de cette « logique » monolingue réductrice et démagogique il faudrait mettre à la poubelle toutes les études, tous les articles et tous les livres traitant du créole et rédigés en français par les linguistes, de Pradel Pompilus à Pierre Vernet, de Robert Damoiseau à Henry Tourneux, d’Albert Valdman à Annegret Bollée, de Dominique Fattier à Marie-Christine Hazaël-Massieux, de Pierre-Michel Laguerre à Renauld Govain et Fortenel Thélusma. On notera au passage que les jusqu’au-boutistes du monolinguisme sectaire, la plupart du temps vivant aux États-Unis, ne se privent pas d’écrire en anglais sur le créole –la « loi du portefeuille » ayant dans ce cas préséance sur le « caporalisme idéologique »…  

 

Le discours « nationaliste » adossé au négationnisme et au révisionnisme historiques, repérable dans plusieurs écrits et sur les réseaux sociaux, s’affiche au nom d’une clivante, conflictuelle, inconstitutionnelle et enfumeuse « défense » du créole dont le mantra rituel consiste à vouloir « déchouquer » le français, l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique. Certains Ayatollahs du créole soutiennent même, en entrevue journalistique aux États-Unis, que « les Haïtiens demeurent des néo-colonisés à cause de la langue française en Haïti »…  Le mantra rituel des « créolistes » fondamentalistes a aussi son lexique : la « gwojemoni » (la domination impérialiste) est mise en œuvre uniquement par l’impérialisme français en Haïti et il a ses relais au pays : les « frankofil » (« francophiles ») haïtiens adeptes de la « frankofoli » (« francofolie »). C’est ainsi que se déploie, sur le terrain idéologique et politique, le négationnisme et le révisionnisme historiques dont l’une des caractéristiques principales est de masquer le rôle historiquement attesté de l’impérialisme américain en Haïti de l’Occupation de 1915 à nos jours… 

 

Il est également symptomatique et révélateur de constater qu’un certain Ayatollah du créole –fervent colporteur du négationnisme et du révisionnisme historiques et compulsif promoteur d’une obscure « fatwa » contre la langue française en Haïti--, soit objectivement et avec constance, depuis plusieurs années, un allié déclaré du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste à travers la promotion du PSUGO qu’il a instituée dans un long article paru en Suisse en 2017 et auparavant dans une vidéo diffusée dès juin 2014. Cet Ayatollah du créole, familier bateleur du négationnisme et du révisionnisme historique, soutient dans cette vidéo propagandiste que 88 % des enfants [haïtiens] sont scolarisés grâce au PSUGO : « Gras a program Psugo a 88 pousan timoun ale lekòl »…

 

Rappel - Vaste opération de corruption et de détournement de fonds publics, le « Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire », le PSUGO, a été lancé en 2011 par le PHTK néo-duvaliériste ; il fut unanimement dénoncé par les enseignants et de nombreux secteurs de la société civile en Haïti. Les associations d’enseignants, les directeurs d’écoles et les regroupements de parents d’écoles ont en effet publiquement dénoncé les malversations systémiques qui ont lieu au PSUGO, comme en font foi plusieurs articles issus d’observations de terrain et parus dans la presse en Haïti : « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II et III) - Un processus d’affaiblissement du système éducatif », Ayiti kale je (Akj), AlterPresse, Port-au-Prince, 16 juillet 2014. Voir aussi sur AlterPresse la série d’articles « Le PSUGO, une catastrophe programmée » (parties I à IV), 4 août 2016. Voir également l’article fort bien documenté « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », par Charles Tardieu, Port-au-Prince, 30 juin 2016 ; voir aussi l’article « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, Port-au-Prince, 24 mars 2022).

 

Dans un très rare moment de lucidité politique, la « superstar » médiatique du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat, a publiquement dénoncé le PSUGO pourtant mis sur pied par ses mentors et parrains politiques Michel Martelly et Laurent Lamothe, deux grands caïds du PHTK. Par contre, dès son retour, en novembre 2022, à la direction du ministère de l’Éducation nationale, le même Nesmy Manigat a vite fait de reconduire le décrié PSUGO qu’il ne s’était pas privé auparavant et ponctuellement de dénoncer. La presse en avait alors fait état à travers divers articles. Ainsi, « Dans le cadre du Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) seules les écoles publiques sont autorisées (sauf dérogation formelle du MENFP) à accueillir la nouvelle cohorte en première année fondamentale 2014-2015. Les enfants déjà en cours de scolarisation à travers le PSUGO poursuivent normalement leur parcours d’études » (voir l’article « Nesmy Manigat reprend les rênes du ministère de l'Éducation nationale », Le Nouvelliste, 26 novembre 2021). Cette décision de reconduire le PSUGO doit être mise en perspective au creux des déclarations antérieures de l’allié de facto du cartel politico-mafieux du PHTK : « Le ministre de l’Éducation Nationale, Nesmy Manigat, affirme que les 85 directeurs d’écoles récemment épinglés pour corruption dans le cadre du PSUGO ne représentent qu’une infirme partie des détournements de fonds publics dans le secteur éducatif. » Et sans identifier les mécanismes institutionnels de ces détournements de fonds publics, il a précisé que « Plusieurs centaines d’écoles sont impliquées dans ces détournements, (…) rappelant que les directeurs corrompus ont des connexions au sein du ministère de l’Éducation » (voir l’article « Important réseau de corruption au sein du PSUGO », Radio Métropole, 13 juillet 2015). Les directeurs d’écoles épinglés et leurs zélés « correspondants » au sein du ministère de l’Éducation nationale n’ont pas été traduits en justice et ils ont bénéficié de l’obscure impunité qui gangrène le corps social haïtien ainsi que les institutions du pays.

Sur le registre du débat d’idées et de la consolidation d’une vision citoyenne et rassembleuse, la complexe question de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique en conformité avec la Constitution de 1987, passe par la nécessité d’exfiltrer le créole de l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne » afin que tout programme d’aménagement du créole aux côtés du français se fasse rigoureusement et de manière soutenue sur la base des sciences du langage et en conformité avec la Constitution de 1987 (voir notre article « Le créole et « L’idéologie linguistique haïtienne » :
un cul-de-sac toxique
 
» (Le National, Port-au-Prince, 27 mars 2020) ; voir aussi le chapitre 4.3.1.3, page 201 et suivantes, de la thèse de doctorat de Bartholy Pierre Louis, « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti?: une approche sociodidactique de la pluralité linguistique » (Université de Rennes, 2015).

À contre-courant du slogan négationniste et révisionniste de « gwojemoni neyokolonial » qui fait bon marché de la duplicité du couple impérialiste États-Unis/France, il est nécessaire de revisiter les articles, études historiques et livres de référence qui éclairent la réalité de la domination impérialiste sur Haïti au cours des ans. Il s’agit, sur le registre de l’aménagement linguistique en Haïti, de consolider une analyse critique débarrassée de la myopie volontaire des Ayatollahs du créole et d’exfiltrer le créole de l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne ».

Dans un article de grande facture historique et analytique --« La déshumanisation d’Haïti » (Le Devoir, Montréal, 16 janvier 2018)--, Joël Des Rosiers, psychiatre, poète et essayiste, rappelle très justement que « La doctrine de Monroe (1823) met fin à la colonisation européenne dans la sphère américaine et place les pays indépendants d’Amérique sous l’influence de la nouvelle puissance impériale. Cette « protection » politique culminera par l’occupation américaine de 1915 à 1934. L’occupation a conduit à la destruction du potentiel démocratique d’Haïti, à l’exode des paysans haïtiens vers Cuba et la République dominicaine, à la création d’un appareil policier répressif et à un climat d’exploitation, de répression et de racisme qui a préparé la majeure partie des malheurs actuels. À bien des égards, c’est une histoire archétypale de la conquête impérialiste moderne ». [Les italiques sont de RBO]

 

Toujours sur le plan historique, il est indispensable de revisiter l’exceptionnelle thèse de doctorat de Charles Tardieu, enseignant-chercheur et l’un des meilleurs analystes du système éducatif national, intitulée « Le pouvoir de l’éducation / L’éducation en Haïti de la colonie esclavagiste aux sociétés du savoir » (Éditions Zémès, 2015). Au chapitre V.2.1.1. de sa recherche doctorale, l’auteur analyse avec hauteur de vue la « Mise en place des structures et infrastructures coloniales américaines » (page 123 et suivantes). Au chapitre VII.4.4. (page 194), Charles Tardieu expose le dispositif de la « Pénétration étrangère » dans le système éducatif national. Il précise sa pensée au chapitre VII.4.4.1., « Pose des jalons de la pénétration étrangère » (page 195 et suivantes) et c’est dans une telle configuration qu’il faut comprendre la concurrence inter-impérialiste en Haïti qui s’est consolidée au fil des ans entre autres par l’extension de la coopération bilatérale d’Haïti avec la France et les États-Unis et également par la prolifération des agences de coopération de l’ONU. Charles Tardieu nous enseigne qu’« Il n’est point besoin de s’arrêter longuement pour prouver que l’occupant [américain] s’est évertué à tailler le système d’enseignement d’éducation à la mesure de ses intérêts et de ses besoins (…). Il suffit de souligner ici que les efforts déployés par l’occupant –y inclus sa stratégie de parcellisation des structures d’enseignement public—constituent de fait les fondements de la pénétration étrangère dans la culture, l’éducation et l’instruction publique ». [Les italiques sont de RBO] Il aurait été fort instructif d’explorer davantage la « pénétration étrangère » dans le système éducatif national, mais au moment de la rédaction du présent article, nous n’avions pas accès à deux documents cités par Louis Auguste Joint dans son étude intitulée « L’école dans la construction de l’État » parue dans « Genèse de l'État haïtien (1804-1859) » – Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009. Les deux documents cités par Louis Auguste Joint sont « Historique de l’enseignement en Haïti » de Catts Pressoir (Revue de la Société d’histoire et de géographie d’Haïti (Port-au-Prince, Imprimeur V. Valcin, 1935), et « Instruction publique en Haïti (1492-1945) » d’Edner Brutus (Imprimerie de l’État, Port-au-Prince, 1948). 

 

Il est attesté que Jacques Roumain a cheminé un certain temps avec l’indigénisme comme l’expose Victoria Famin dans son étude « Les Griots, entre indigénisme et négritude » parue dans la Revue de littérature comparée, 2017/4, no 364. Elle précise que « Les auteurs de La nouvelle Ronde, parmi lesquels Antonio Vieux, Philippe Thoby-Marcelin, Daniel Heurtelou, Jacques Roumain, ont rejoint en juillet 1927 Émile Roumer, Carl Brouard et Normil Sylvain autour de la Revue indigène. Les intellectuels de l’indigénisme proclamaient l’idée que pour rester lui-même, pour ne pas être acculturé, l’Haïtien devait demeurer « indigène ». Pour ce faire, il fallait remonter aux « sources ». L’Haïtien indigène serait alors un être unique, qui ne pourrait être assimilé ni à l’Indien, ni à l’Espagnol, ni au Français, ni à l’Africain. En ce sens, nous voyons clairement la volonté d’établir une identité haïtienne à part entière, ce qui va guider les travaux des indigénistes ». L’auteure précise que l’indigénisme est un « (…) courant de pensée qui se développe d’abord en Amérique Latine et plus précisément au Mexique, à la suite des révoltes de la Révolution mexicaine de 1910. Il s’agit à l’époque de réfléchir à la situation des Amérindiens pour pouvoir les inclure dans un projet national. Le développement de l’indigénisme latino-américain suppose une prise de conscience nécessaire des spécificités des peuples amérindiens, jusqu’alors ignorés, voire, méprisés. En ce sens, l’indigénisme haïtien semble s’inscrire dans le courant continental, puisque l’homme haïtien, comme les Amérindiens, doit assumer pleinement son identité pour pouvoir participer à un projet national ». Alors même que l’indigénisme a été élaboré au titre d’une vigoureuse résistance intellectuelle à l’Occupation américaine de 1915, il faut prendre toute la mesure que cette vision --portée principalement par Antonio Vieux, Philippe Thoby-Marcelin, Daniel Heurtelou et Jacques Roumain--, a été dénaturée et instrumentalisée par les penseurs-propagandistes réunis dans la revue Les Griots fondée en 1938 par Carl Brouard, Lorimer Denis et François Duvalier. L’indigénisme de ces penseurs-propagandistes se transformera par la suite en « racialisme identitaire », le « noirisme », bricolé notamment par François Duvalier dans ses écrits. Les penseurs-propagandistes de la revue Les Griots se sont réclamés de l’héritage de Jean Price Mars, « le Père de la négritude » et dans son étude plus haut citée Victoria Famin mentionne l’article-manifeste de Lorimer Denis et François Duvalier, « L’essentiel de la doctrine des Griots » paru dans « Les Griots, revue scientifique et littéraire d’Haïti » (n° 2, vol. 2, octobre-décembre 1938). À la fin de sa vie Jean Price Mars a pris le risque de protester publiquement contre la dénaturation et l’instrumentalisation de sa pensée par Lorimer Denis, René Piquion et François Duvalier. Sa fameuse « Lettre ouverte au Dr René Piquion sur son « Manuel de la négritude / Le préjugé de couleur est-il la question sociale ? » (les Éditions des Antilles S.A., Port-au-Prince, 1967) a eu un énorme retentissement en Haïti et en outre-mer. René Piquion est un idéologue raciste au service de la dictature des Duvalier et suite à la publication de la « Lettre ouverte » de Jean Price Mars, les Tontons macoutes ont tenté de l’intimider en procédant à une perquisition à son domicile… Par ailleurs il y a lieu de noter que Jacques Roumain n’a jamais versé dans le « racialisme identitaire » et le « noirisme » comme en témoigne son article « Préjugé de couleur et lutte de classes » paru dans l’un de ses livres-phare, l’« Analyse schématique 32-34 » (Port-au-Prince, V. Valcin, 1934).

 

Il aurait été utile de prendre connaissance du livre de Léon Dénius Pamphile, « L’éducation en Haïti sous l’occupation américaine (1915-1934) » publié à l’Imprimerie des Antilles en 1988, entre autres pour conforter l’observation de premier plan de Charles Tardieu relative à la « stratégie de parcellisation des structures d’enseignement public » mise en œuvre par l’Occupant américain entre 1915 et 1934. Une source documentaire majeure confirme toutefois que l’Occupant américain a eu une préférence pour les écoles techniques et professionnelles capables de lui fournir une main-d’œuvre qualifiée pour ses propres besoins économiques, au détriment de l’enseignement « classique » et de l’enseignement supérieur traditionnellement francophone. Cet enseignement traditionnellement francophone était suspecté de former des « Haïtiens francisés », nourris aux idées de la Révolution française et du Siècle des Lumières et capables d’être des contestataires opposés à la domination impérialiste des États-Unis sur Haïti. À cet égard, l’un des livres les mieux documentés sur l’Occupation américaine d’Haïti est celui de l’historien Hans Schmidt, il a pour titre « The United States Occupation of Haiti 1915-1034 / With a New foreword by Stephen Solarz » (New Brunswick, N.J. : Rutgers University Press, 303 pages, 1995) et il a été salué par les milieux académiques américains pour l’étendue de sa démarche analytique.

 

En se référant à la mentalité et aux préjugés de l’époque, l’historien Hans Schmidt, note que « Arthur C. Millspaugh, conseiller financier, a déclaré : « Les paysans, qui mènent une vie qui nous paraissent indolents et insouciants, sont d'une insouciance et d'un contentement enviables. Mais s'ils veulent être les citoyens d'une nation indépendante et autogérée, ils doivent acquérir, ou faire acquérir, des connaissances et des compétences dans le domaine de la technologie » (page 159). Plus loin l’auteur précise que « L'Occupation n'a rien fait pour promouvoir l'éducation avant la réorganisation de 1922, et à la fin des années 1920, les dépenses totales pour l'éducation ne représentaient que 10 % du budget haïtien, contre 28 % à Porto Rico. En 1930, environ 15 pour cent des enfants haïtiens étaient inscrits dans une école, alors qu'environ 95 pour cent de la population demeurait analphabète, soit le même pourcentage qu'avant l'intervention. À plusieurs reprises, le conseiller financier Cumberland s'est inquiété de l'insuffisance des fonds alloués à l'éducation, mais les priorités budgétaires américaines empêchaient d'engager des dépenses plus importantes » (page 183). Il mentionne de surcroît que (…) « L'occupation a favorisé le programme d'enseignement technique du Service Technique contrôlé par les Américains au détriment de l'enseignement classique haïtien traditionnel. Le Département de l'Instruction Publique, contrôlé par les Haïtiens, dirigeait l'enseignement général selon les principes classiques français ; il comptait dix fois plus d'élèves, mais recevait moins de 40 pour cent des fonds alloués au Service technique pour l'enseignement manuel et technique » (page 183). [Traduction française : RBO]

 

Le retour en force de la France impérialiste s’est effectué principalement sur le terrain de la culture et de l’enseignement en Haïti comme l’atteste un article peu connu du linguiste Pradel Pompilus, le pionnier de la lexicographie créole, «  Le fait français en Haiti » (numéro thématique « Le français en France et hors de France. I. Créoles et contacts africains, Collection IDERIC, 1969, 7, p. 37-42). L’auteur nous rappelle que « Les écoles sont tenues, il est vrai, en grande partie par des religieux et religieuses d'origine française, les pères du Saint-Esprit, les sœurs de saint Joseph de Cluny, qui ont commencé à nous revenir dès 1860, quand le président Geffrard, oubliant le passé, a fait appel à des missions de professeurs français. Aujourd'hui, elles sont tenues par des religieuses et religieux d'origine canadienne française : les sœurs de saint François d'Assise, les pères de Sainte-Croix, les oblats de Marie-Immaculée ; par des laïcs français aussi (…) ». Des sources concordantes précisent que 80% des écoles d’Haïti sont financées et gérées par le secteur privé national et international et que le secteur congréganiste continue d’y occuper une place de premier choix. Depuis plusieurs décennies, les deux écoles les plus cotées en Haïti (et à l’écolage extrêmement élevé) sont le Lycée Alexandre Dumas familièrement appelé « Lycée français » et l’« Union School », une école américaine (elle aussi à l’écolage extrêmement élevé) qui dispense en anglais un programme scolaire américain homologué et reconnu partout aux États-Unis. Les élèves de l’« Union School » obtiennent un diplôme américain et ceux du Lycée Alexandre Dumas sont détenteurs d’un diplôme de fin d’études émis par la France. Fréquentées par les enfants de la bourgeoisie haïtienne et ceux des diplomates et experts de la coopération internationale, ces deux écoles sont perçues en Haïti comme de puissants leviers de la transmission des valeurs cotées à la « Bourse des idées » transmises par les appareils idéologiques états-uniens et français (sur l’articulation entre les stratifications sociales dans l’enseignement et leurs légitimations idéologiques, voir le chapitre 2 de « Les écoles et le pouvoir social », par Gérard Fourez, paru en 2006 dans « Éduquer »).

 

En Haïti, plus personne n’est dupe de la concurrence inter-impérialiste que se livrent les États-Unis et la France sur le dos des Haïtiens, mais de manière générale les intellectuels haïtiens qui se réclament de la Francophonie internationale –y compris ceux qui se délectent des « honneurs » que leur accorde parcimonieusement la France--, savent bien que l’avenir de la Francophonie (327 millions de locuteurs dans le monde répartis dans 112 pays et territoires) se joue depuis un certain temps en Afrique où le français, langue de communication et d’enseignement, est parlé par environ 163 millions de locuteurs (la France ne compte « que » 64 millions de locuteurs du français). La vitalité et l’inventivité des variétés de français parlé en Afrique sont attestées dans le remarquable « Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire » : ses trois premiers livrets, parus de 1980 à 1983, totalisent 484 pages et recensent 3 000 unités lexicales.  L’« Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire » a été intégré il y a trois ans dans le monumental portail numérique collaboratif qu’est le « Dictionnaire des francophones » qui consigne environ 400 000 mots. L’« Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire » rassemble les « items lexicaux » du français des onze pays d’Afrique francophone : Côte d’Ivoire, Togo, Bénin, République démocratique du Congo (Zaïre dans la publication originale), Tchad, Sénégal, Niger, Rwanda, Centrafrique, Cameroun et Burkina Faso (voir l’article « Présentation de l’« Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire », communication présentée par Willy Bal le 10 novembre 1984, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique ; voir aussi l’article de Pierre Dumont, « Regard interculturel sur les particularités lexicales du français d’Afrique » paru en 2008 dans la Revue internationale en sciences de l’éducation et didactique, Tréma, numéro 30). En ce qui a trait au français régional d’Haïti, nous disposons du « Dictionnaire de l’écolier haïtien » élaboré par l’équipe du lexicographe haïtien André Vilaire Chery (Hachette/Henri Deschamps/Éditha, 1996) qui a également publié le rigoureux « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tomes I et II, Éditions Édutex, 2000 et 2002). – (Sur la notion de « français régional d’Haïti », voir les articles suivants : « Remarques sur « Le français haïtien, une variété à part entière », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 16 mars 2017 ; « Le « français régional » d’Haïti sous la loupe du linguiste Renauld Govain », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 6 août 2021.] En ce qui concerne la francophonie haïtienne, il est utile de rappeler que le linguiste Renauld Govain a dirigé et co-écrit le livre collectif de référence « La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » (Jebca Éditions, 2021).

 

Dans un court article non signé publié le 24 mai 2022 sur le site « Convergences révolutionnaires » et qui s’intitule « Haïti, victime de l’impérialisme français », un fait majeur de notre histoire nationale est ainsi consigné : « Une série d’articles que vient de publier le New York Times remet en lumière la tragique histoire de l’indépendance d’Haïti et la dette que le pays a dû payer à la France. En déclarant son indépendance le 1er janvier 1804, Haïti s’est retrouvé au ban des nations d’un monde alors dominé par les puissances coloniales. La France, qui fut chassée de l’île par une insurrection d’esclaves, exigea sous la menace d’une intervention militaire des indemnités astronomiques afin de dédommager les propriétaires esclavagistes. Le quotidien américain estime que ces paiements « ont coûté au développement économique d’Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars de pertes sur deux siècles ». Et d’ajouter que cette somme représente jusqu’à « huit fois le produit intérieur brut du pays en 2020 ». Ces paiements, qui se sont poursuivis jusque dans les années 1950, ont privé l’économie haïtienne de ressources vitales à son essor mais ont contribué à la prospérité de son ancienne métropole coloniale. Négociés notamment par le Crédit industriel et commercial, filiale du Crédit mutuel, ils ont permis, entre autres, de financer la construction… de la tour Eiffel. Mise en cause, la banque a publié un communiqué où, sans nier les faits, elle annonce qu’elle « financera des travaux universitaires indépendants pour faire la lumière sur ce passé ». Il n’aura fallu que près de deux siècles pour qu’elle prenne cette décision ».

 

Cette séquence historique, mieux dénommée par le vocable de « rançon de l’Indépendance » extorquée à Haïti par la France impérialiste, a été abordée tant par des historiens que par des auteurs divers dans des articles grand-public parmi lesquels celui de Jérôme Duval, « journaliste indépendant et spécialiste de la dette haïtienne » dans le texte « La rançon odieuse de l’indépendance » (« Comité pour l’abolition des dettes illégitimes », CADTM International, 8 août 2022). Sur le même sujet, l’on consultera également l’article « Haïti : des siècles de colonisation et de domination » de Sophie Perchellet (CADTM International, 23 août 2010). En référence à l’Occupation américaine de 1915, elle précise que « Les Etats-Unis ont donc imposé une domination politique, économique, financière, culturelle et militaire au peuple haïtien. Les troupes américaines quittent le territoire haïtien le 21 août 1934. Mais après ce départ, le contrôle des finances publiques en Haïti reste aux mains d’officiels états-uniens jusqu’au 12 juillet 1947. L’armée a peut-être physiquement quitté les lieux mais son influence et son empreinte restent présentes. Le remodelage de la société haïtienne opéré par les Marines ne sera pas sans conséquence dans les évènements qui vont suivre tout au long du 20e siècle. Et en particulier en ce qui concerne la dictature des Duvalier qui sera activement soutenue par les anciens occupants ». 

 

La linguiste Yana Grinshpun, maître de conférences en linguistique française et analyse du discours à l'Université Sorbonne-Nouvelle, est l’auteure de La fabrique des discours propagandistes contemporains ». Dans un entretien accordé à Claudine Wéry et dont le titre est « Yana Grinshpun : « La propagande des idéologies contemporaines est sophistiquée » (Revue des Deux mondes, 6 avril 2023), l’universitaire précise que « La propagande consiste à propager certaines opinions, idées, croyances, représentations afin de susciter l’adhésion, selon des méthodes extrêmement différentes ; d’abord discursives, elles impliquent la mise en mots d’un produit (idéologique) à diffuser, fût-ce la nécessité d’une intervention militaire, d’un vaccin ou du boycott d’un pays. Elles s’appuient aussi massivement sur la diffusion des images, les productions cinématographiques, musicales, artistiques. Dans mon livre, je montre que la propagande est étroitement liée à l’idéologie. Aucune société n’existe sans un système de valeurs et de croyances. La société contemporaine est traversée par de multiples idéologies qui s’entrecroisent dans l’espace public et qui cherchent à s’imposer par tous les moyens que la modernité leur offre ». Dans un autre entretien, Yana Grinshpun pose en ces termes un diagnostic d’une grande pertinence qui n’est pas sans rappeler les dérives idéologiques des Ayatollahs du créole : « (…) là où il y a de la frénésie idéologique, il y a de la propagande » (Le Figaro, 27 septembre 2023).

 

La principale fonction idéologique/propagandiste du slogan « gwojemoni neyokolonial » consiste à évacuer, en le banalisant, le rôle historiquement attesté de l’impérialisme américain en Haïti et, au premier chef, la vérité historique que « L’occupation [américaine de 1915] a conduit à la destruction du potentiel démocratique d’Haïti » comme le précise très justement Joël Des Rosiers dans son article précédemment cité. La seconde fonction idéologique/propagandiste du slogan « gwojemoni neyokolonial » consiste à détourner le regard analytique dans le but de faire l’impasse sur la très lourde incompétence des Ayatollahs du créole dans les domaines spécialisés de la didactique du créole, de la didactisation du créole et de la lexicographie créole. Ainsi, il ne faut pas perdre de vue que les Ayatollahs du créole –adeptes compulsifs d’un monolinguisme créole chimérique, sectaire et dogmatique–, enferment la réflexion sur le créole dans l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne » ; ils font ainsi totalement l’impasse non seulement sur la didactique du créole mais également sur la didactisation du créole. Cela explique en grande partie pourquoi ils sont dans l’incapacité de fournir la moindre approche scientifique de modélisation de la lexicologie créole et de la lexicographie créole. Qu’elle s’exprime dans la sphère des rachitiques « célébrations liturgiques du créole » à l’Akademi kreyòl ayisyen, ou dans l’enceinte de la « lexicographie borlette »/« lexicographie lamayòt » bricolée au creux du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », ou à travers les dérives inconstitutionnelles des adeptes du « yon sèl lang ofisyèl », « l’idéologie linguistique haïtienne » à l’instar de son frère jumeau, le « populisme linguistique », cadenasse et désarticule l’aménagement du créole tout en appauvrissant considérablement la créolistique. Le « populisme linguistique » cadenasse et désarticule également l’aménagement du créole dans le système éducatif national au creux des mesures démagogiques décrétées tous azimuts par Nesmy Manigat, entre autres dans la saga du LIV INIK AN KREYÒL. Dans le domaine didactique et à l’échelle internationale, Haïti est certainement le seul pays au monde à vouloir aventureusement diffuser dans son système éducatif un manuel scolaire prétendument « unique » mais qui en réalité se décline en SEPT VERSIONS DIFFÉRENTES élaborées par SEPT DIFFÉRENTS ÉDITEURS de manuels scolaires… (NOTE – Sur l’incongruité et l’illusionnisme bateleur de l’Académie créole, voir l’article de Yves Dejean, « Créole, Constitution, Académie », Le Nouvelliste, 26 janvier 2005 ; sur le bilan de l’Akademi kreyòl, voir notre article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022. Sur les errements épistémologiques de l’Académie créole au sujet du créole langue maternelle, voir notre article « L’Académie du créole haïtien et la problématique de la langue maternelle créole », Le National, 12 février 2020. Sur le caractère fantaisiste et erratique de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative, voir nos articles « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » , Le National, 15 février2022, et « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques » , Rezonòdwès, 4 juillet 2023. Sur l’incongruité et l’illusionnisme de l’erratique « yon sèl lang ofisyèl », voir notre article « Le créole, « seule langue officielle d’Haïti » : retour sur l’illusion chimérique de Gérard-Marie Tardieu », Le National, 8 octobre 2019. (NOTE – La « borlette » est ainsi définie : « Jeu de hasard basé sur le tirage d’un certain nombre de numéros gagnants » (Dictionnaire de l’écolier haïtien d’André Vilaire Chery) et « Loterie populaire haïtienne » (Dictionnaire des francophones). Le terme « lamayòt », que nous utilisons également pour caractériser le médiocre « Glossary » anglais-créole du MIT Haiti Initiative, est défini comme suit dans le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman : /1/ « Mardi Gras character » [« Personnage de Mardi gras »] ; /2/ « Object in a box that is shown to customers for a price /at fairs/ » [« En période de carnaval, objet caché dans une boîte présentée aux clients et qui pourront voir son contenu moyennant paiement »] – [Traduction et adaptation française : RBO])

 

En guise de conclusion, il y a lieu de rappeler que les délirants errements idéologiques des Ayatollahs du créole sont parfois assaisonnés d’une obscure racialisation de la problématique linguistique haïtienne : « franse se « lang blan » (voir notre article « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne » (Médiapart, Paris, 20 mars 2023). Les délirants errements idéologiques des Ayatollahs du créole --notamment leur « fatwa » compulsive contre le français en Haïti, la stigmatisation et le rejet du droit constitutionnel de tous les locuteurs haïtiens à l’acquisition du français langue co-officielle selon l’article 5 de la Constitution de 1987, ainsi que la « fétichisation du créole »--, constituent un détournement des objectifs majeurs de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, en conformité avec la Constitution de 1987. De tels errements idéologiques, sous le parapluie du négationnisme et du révisionnisme historique de la « gwojemoni neyokolonial », cachent en réalité leur très lourde incompétence dans les domaines spécialisés de la didactique du créole, de la didactisation du créole et de la lexicographie créole : il leur faut dès lors enfermer le créole dans l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne » tout en s’inscrivant dans un fumeux « nationalisme identitaire » qui n’est pas sans rappeler le dispositif idéologique racialiste du fascisme duvaliériste (sur le dispositif idéologique racialiste du fascisme duvaliériste, voir l’étude du Jésuite haïtien Karl Levêque, « L’interpellation mystique dans le discours duvaliérien », revue Nouvelle Optique, volume 1 no 4, Montréal, 1971).

Sur le plan historique, il est amplement attesté que la société haïtienne est traversée depuis ses débuts par différents courants d’idées et par des débats auxquels ont pris part des penseurs et intellectuels de premier plan, entre autres Anténor Firmin, auteur en 1855 du fameux « De l’égalité des races humaines » ; Louis Joseph Janvier, auteur en 1883 de « La République d’Haïti et ses visiteurs » ; Jean Price Mars, auteur en 1928 du retentissant « Ainsi parla l’oncle » ; Jacques Roumain, mondialement connu pour son roman posthume « Gouverneurs de la rosée » publié en 1944. L’œuvre du Jacques Roumain ethnologue et pamphlétaire critique est moins bien connue alors même que plusieurs de nos aînés se souviennent du rude combat qu’il a mené contre la propagande obscurantiste du clergé français de l’époque qui diabolisait le vodou (voir le livre de référence coordonné par Léon-François Hoffmann et Yves Chemla, « Jacques Roumain / Œuvres complètes », Paris, Éditions du CNRS, 1 557 pages, 2018 ; voir aussi l’étude du sociologue Lewis Ampidu Clorméus, « Le vodou, le prêtre et l’ethnologue. Retour sur la polémique Joseph Foisset / Jacques Roumain (Haïti, 1942), Paris: Hémisphères éditions, 2020).

Il est attesté que Jacques Roumain a cheminé un certain temps avec l’indigénisme comme l’expose Victoria Famin dans son étude « Les Griots, entre indigénisme et négritude » parue dans la Revue de littérature comparée, 2017/4, no 364. Elle précise que « Les auteurs de La nouvelle Ronde, parmi lesquels Antonio Vieux, Philippe Thoby-Marcelin, Daniel Heurtelou, Jacques Roumain, ont rejoint en juillet 1927 Émile Roumer, Carl Brouard et Normil Sylvain autour de la Revue indigène. Les intellectuels de l’indigénisme proclamaient l’idée que pour rester lui-même, pour ne pas être acculturé, l’Haïtien devait demeurer « indigène ». Pour ce faire, il fallait remonter aux « sources ». L’Haïtien indigène serait alors un être unique, qui ne pourrait être assimilé ni à l’Indien, ni à l’Espagnol, ni au Français, ni à l’Africain. En ce sens, nous voyons clairement la volonté d’établir une identité haïtienne à part entière, ce qui va guider les travaux des indigénistes ». L’auteure précise que l’indigénisme est un « (…) courant de pensée qui se développe d’abord en Amérique Latine et plus précisément au Mexique, à la suite des révoltes de la Révolution mexicaine de 1910. Il s’agit à l’époque de réfléchir à la situation des Amérindiens pour pouvoir les inclure dans un projet national. Le développement de l’indigénisme latino-américain suppose une prise de conscience nécessaire des spécificités des peuples amérindiens, jusqu’alors ignorés, voire, méprisés. En ce sens, l’indigénisme haïtien semble s’inscrire dans le courant continental, puisque l’homme haïtien, comme les Amérindiens, doit assumer pleinement son identité pour pouvoir participer à un projet national ». Alors même que l’indigénisme a été élaboré au titre d’une vigoureuse résistance intellectuelle à l’Occupation américaine de 1915, il faut prendre toute la mesure que cette vision --portée principalement par Antonio Vieux, Philippe Thoby-Marcelin, Daniel Heurtelou et Jacques Roumain--, a été dénaturée et instrumentalisée par les penseurs-propagandistes réunis dans la revue Les Griots fondée en 1938 par Carl Brouard, Lorimer Denis et François Duvalier. L’indigénisme de ces penseurs-propagandistes se transformera en « racialisme identitaire », le « noirisme », bricolé notamment par François Duvalier dans ses écrits. Les penseurs-propagandistes de la revue Les Griots se sont réclamés de l’héritage de Jean Price Mars, « le Père de la négritude » et dans son étude plus haut citée Victoria Famin mentionne l’article-manifeste de Lorimer Denis et François Duvalier, « L’essentiel de la doctrine des Griots » paru dans « Les Griots, revue scientifique et littéraire d’Haïti » (n° 2, vol. 2, octobre-décembre 1938). À la fin de sa vie Jean Price Mars a pris le risque de protester publiquement contre l’atrophie caractérisée et l’instrumentalisation de sa pensée par Lorimer Denis, René Piquion et François Duvalier. Sa fameuse « Lettre ouverte au Dr René Piquion sur son « Manuel de la négritude / Le préjugé de couleur est-il la question sociale ? » (les Éditions des Antilles S.A., Port-au-Prince, 1967) a eu un énorme retentissement en Haïti et en outre-mer. René Piquion était un idéologue raciste au service de la dictature des Duvalier et suite à la publication de la « Lettre ouverte » de Jean Price Mars, les Tontons macoutes ont tenté d’intimider l’auteur de « Ainsi parla l’Oncle » en procédant à une perquisition à son domicile… Par ailleurs il y a lieu de noter que Jacques Roumain n’a jamais versé dans le « racialisme identitaire » et le « noirisme » comme en témoigne son article « Préjugé de couleur et lutte de classes » paru dans l’un de ses livres-phare, l’« Analyse schématique 32-34 » (Port-au-Prince, V. Valcin, 1934).

 

Il est normal que la problématique linguistique haïtienne et singulièrement la question de l’aménagement du créole soit l’objet de débats publics, parfois de polémiques, car les enjeux sont majeurs et de nature politique, idéologique et sociale (quel projet de société devons-nous mettre en œuvre en conformité avec la Constitution de 1987 ?) et l’élaboration d’une vision citoyenne rassembleuse s’avère être un cheminement exigeant où il faut en toute rigueur démystifier des errements idéologiques de tout acabit, en particulier ceux que cultivent les Ayatollahs du créole à l’aide du slogan négationniste et révisionniste de « gwojemoni neyokolonial ». Les remontées de terrain qui nous parviennent indiquent que la posture belliqueuse et conflictuelle des « créolistes » fondamentalistes agit comme un repoussoir notamment parmi les jeunes en Haïti, et que cette posture conforte la fausse idée que le légitime combat pour l’aménagement du créole serait l’affaire d’une petite secte de prédicateurs évangélistes brandissant l’épée d’une obscure « fatwa » contre la langue française en Haïti… C’est donc le lieu de porter haut, à nouveau, la vision de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, en conformité avec la Constitution de 1987, et cette vision passe nécessairement par l’exfiltration du créole de l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne » afin que tout programme d’aménagement du créole aux côtés du français se fasse rigoureusement et de manière soutenue sur la base des sciences du langage et en conformité avec la Constitution de 1987 (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti », Fondas kreyòl, 15 mars 2023).

Voici, pour terminer, quelques références documentaires sur la dimension historique et les mécanismes de la domination impérialiste en Haïti.

Document no 1 : « How the U.S. came to dominate Haiti : seizing the gold », par Peter James Hudson (« Internationalist 360°  », 3 septembre 2021).

 

Document no 2 : « Haïti-France. Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825) » (Hémisphères Éditions, Paris, 2022, 208 p.) ; sous la direction de Marcel Dorigny, Jean-Claude Bruffaerts, Gusti-Klara Gaillard & Jean-Marie Théodat ; paru dans le collectif Imaginer le « Mémorial musical ». Musiques et (re)transmissions des mémoires des traites et des esclavages - 7 | 2022.  Pour accéder à l’article de la série « Esclavage et post-esclavage », cliquer sur  Compte-rendu de lecture, par Mathilde Ackermann-Koenigs.

 

Document no 3 : « Le devoir d'insoumission. Regards croisés sur l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934 », sous la direction de Roberson Edouard et Fritz Calixte, Presses de l’Université Laval, 2016.

 

Document no 4 : « L'occupation américaine d'Haïti. Ses conséquences morales et économiques », par Dantès Bellegarde (première édition, 1929), réédité par les Classiques Garnier en 2013.

 

Document no 5 : « Trois études sur l'occupation américaine d'Haïti : 1915-1934 », par Max Duvivier, Éditions Mémoire d’encrier, 2015. Note de l’éditeur : « Ce texte propose aux lecteurs trois études sur la tranche d'histoire qui s'étend de 1915 à 1930, ou plutôt sur trois faits historiques importants de cette courte période marquée profondément par la grande blessure qu'a été pour le pays l'Occupation américaine. La première étude est consacrée à la Mission Fuller, dernier épisode de la longue série d'assauts diplomatiques du Grand Voisin, dans le cadre de sa politique interventionniste, prélude à l'occupation militaire. La seconde concerne la Convention haïtiano-américaine de 1915 qui nous fut imposée sous les baïonnettes de l'occupant et qui aura été la « grande Charte » de cette Pax Americana. Le dernier volet s'ouvre sur la Commission Forbes de 1930, événement majeur initiant le processus de la désoccupation et le compte à rebours vers ce qui a été appelé l'haïtianisation ».

 

Document no 6 : « L'occupation américaine d'Haïti », par Suzy Castor. L’édition de 1988 a été reproduite par Les Classiques Garnier en 2005.

 

Document no 7 : « L’occupation américaine comme conséquence de l’effondrement de l’État haïtien (1915-1934) » - Chapitre 5 du livre de Sauveur Pierre Étienne, « L’énigme haïtienne : échec de l’État moderne en Haïti », Presses de l’Université de Montréal, 2007.

 

Document no 8 : Sur les raids flibustiers de la National City Bank destinés à s’accaparer la Banque nationale d’Haïti, voir Michael L. Krenn, professeur d’Histoire à  la Appalachian State University, « La National City Bank en  Haïti », n.d., s.l.é. ; voir aussi Peter James Hudson (2013), « The National City Bank of New York and Haiti, 1909 – 1922  "», Radical History Review, Duke University Press, 2013.

 

Document no 9 : « Il y a en France un désir continu d’empire ». Entretien mené par Rémy Carayol avec l’historien David Todd et paru sur le site Afrique XXI le 2 novembre 2022. Extrait de l’entrevue : « À la fois doux et cynique, l’« empire de velours » a été expérimenté par la France durant plus d’un demi-siècle aux Amériques (à Haïti et au Mexique) et dans le nord de l’Afrique (en Égypte et même en Algérie très succinctement). Il s’agissait alors de faire des affaires, d’en tirer des bénéfices (publics et privés), mais aussi d’imposer ses vues, de défendre la place de la France dans le monde et de nourrir une soif de puissance qui n’a jamais quitté les élites françaises, sans pour autant conquérir les territoires et en limitant l’emploi des forces armées. « La France s’est toujours rêvé en empire », constate le chercheur, qui rappelle que l’impérialisme ne se limite pas aux conquêtes territoriales et qu’il peut prendre des formes différentes selon les époques et les pays ».

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