La fascination de Kamel Daoud pour l’extrême droite

Qualifié une fois pour toutes d’« écrivain progressiste », Kamel Daoud est assuré de voir son roman Houris occuper une place médiatique de choix en cette rentrée, quelle que soit sa qualité littéraire. S’il est nécessaire de s’opposer aux courants conservateurs et intégristes algériens qui traitent l’écrivain de « harki » et de « collabo », il est tout aussi indispensable de souligner sa proximité politique avec les droites extrêmes et le Rassemblement national. Ses chroniques régulières dans Le Point sont édifiantes. Actualisation : le 4 novembre 2024, l’auteur a reçu le prix Goncourt, plus importante distinction littéraire en France, pour son roman publié chez Gallimard.

Que peut dire un écrivain des Suds, de surcroît arabe, dans le « monde libre », et plus particulièrement en France ? Il peut critiquer en toute liberté les dictatures arabes, l’intégrisme islamique et ses violences meurtrières, l’autoritarisme et les crimes de la Chine ou de la Russie — ce qui est à la fois légitime et salutaire, indispensable même. En revanche, les critiques du chaos interventionniste des États-Unis et de leurs alliés au Proche-Orient, de l’emprisonnement arbitraire de Julien Assange durant plus d’une décennie, de l’idéologie fasciste des droites dures et extrêmes en France et en Europe ne sont guère souhaitables, certainement pas recevables, impossibles même dans la majorité des cas.

Pour qu’un écrivain des Suds puisse réellement parler, se faire entendre dans les médias mainstream, il faut faire comme Kamel Daoud : acclimater sa plume afin de participer activement à l’enrichissement d’un nouveau dictionnaire des idées reçues nommé l’« arc républicain », prêcher vaillamment à son lectorat que le Rassemblement national (RN) serait plus fréquentable, plus « républicain » et « patriote » que La France insoumise (LFI), le Nouveau front populaire (NFP) et un « Mélenchon auto-hamassisé »1. Kamel Daoud reprend d’ailleurs ces idées dans deux de ses chroniques publiées par Le Point, aux titres évocateurs : « L’erreur du ‘‘cheikh’’ Mélenchon » (20 novembre 2023) et « Les musulmans de France sont-ils les idiots utiles des Insoumis » (14 juin 2024). Selon lui, il y aurait un « vote musulman » assis sur « l’antisémitisme, la volonté de détruire l’État d’Israël » et la prétendue « haine de la civilisation » française et occidentale.

Le RN plutôt que LFI

Parmi les nombreux textes illustrant son tournant réactionnaire, « Malika Sorel, Rima Hassan et le sujet caché » paru dans Le Point, le 8 avril 20242 est sans nul doute la chronique qui révèle le plus la fascination de l’écrivain pour l’extrême droite.

Voulant expliquer en quoi consisterait une approche « lucide », non « victimaire et revendicative » de l’immigration et de la laïcité en France, Kamel Daoud délivre un certificat de « lucidité républicaine » à l’eurodéputée du RN Malika Sorel-Sutter, au détriment de Rima Hassan, candidate en septième position sur la liste menée par Manon Aubry pour LFI et désormais également eurodéputée. En effet, explique-t-il, cette pamphlétaire d’extrême droite représente « une immigration qui ose dire que l’immigration telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, dans la ‘‘soumission’’ idéologique et religieuse, est un risque majeur pour tous » ; une immigration qui ose combattre le projet politique d’une religion — l’islam, pour ne pas le nommer —, qui envisagerait d’« avaler la République puis le reste du monde ». Malika Sorel-Sutter serait, selon la « mesure républicaine » de Kamel Daoud, le parfait remède aux idées véhiculées par Rima Hassan, cette juriste franco-palestinienne qui incarnerait « l’image de l’immigré décolonisé, figé dans une posture victimaire et revendicative », le cheval de Troie que « les Insoumis tentent de monopoliser » pour capter « l’émotion propalestinienne et l’électorat ‘‘musulman’’, sinon islamiste [pour] pouvoir culpabiliser sans se sentir coupable » ; le signe infaillible du « basculement de l’extrême gauche fantasmée vers la radicalité ».

Certes, l’autrice de Décomposition française3 émaille ses pamphlets d’imprécations sur « la malédiction du droit du sol », sur la progressive « mise en minorité du peuple autochtone » et appelle à mettre fin à la « préférence étrangère » ainsi qu’à l’intensification de « l’immigration extra-européenne »4. Mais cela n’empêche pas Kamel Daoud de lui décerner son certificat de « lucidité profondément républicaine », la France risquant « d’être ‘‘avalée’’ par un islam dont ‘‘nous ne savons que faire’’ », assure-t-il en citant une source anonyme « fin observateur de la chose franco-maghrébine ». Face à ce risque, « la radicalité bien française » des Insoumis ne pourrait opposer que le blocage du débat « à la hauteur de la polémique stérile sur l’islamophobie, le rejet, l’immigration, la délinquance ou les extrêmes politiques ».

Loin de fournir une critique fondée et argumentée du programme et des idées politiques défendues par LFI, Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan, et sans avoir le moindre mot sur le racisme, sur le culturalisme biologisant ostensiblement revendiqué par Malika Sorel-Sutter et le RN, l’éditorialiste préfère sermonner ses lecteurs sur l’imminence de l’apocalypse qui terrassera inéluctablement la France ; une apocalypse qui ne saurait être que mélenchonnienne, musulmane, immigrée et « wokisée ». Dans un même mouvement, il les rassure en leur confirmant que s’engager dans les rangs du RN aurait le mérite de briser « la règle du silence et de la compromission au nom du communautarisme », exprimer catégoriquement « le refus de s’illusionner [sur] l’immigration et l’islamisme ». Il reprend ainsi ce que ne cesse de proclamer Malika Sorel-Sutter sur le « suicide » de la France qui « fabrique la sauvagerie des enfants issus de l’immigration, une sauvagerie qui finira par l’anéantir »5.

Dans l’émission La Grande librairie du 15 mai 2024 sur France 5 qui rendait hommage à Salman Rushdie, Daoud a insisté sur l’urgence du combat pour la préservation des libertés artistiques et du droit de rêver contre « la culpabilisation rampante de l’Occident ». Reprise d’une novlangue destinée à dédiaboliser le RN pour l’intégrer dans l’« arc républicain » et à marquer LFI et le NFP du sceau du « terrorisme », de l’antisémitisme et de l’« immigrationnisme ».

Le sur-citoyen-naturalisé

On pourrait revenir sur ses tristes « ‘‘Colognisation’’ du monde » et « Cologne, lieu de fantasmes6 », quand Kamel Daoud reprenait sans vérification aucune les infox de l’extrême droite allemande sur les « migrants violeurs par fatalité culturelle et religieuse ». Ou encore son glissement, dans la presse algérienne, de la critique du régime à la critique du peuple dépeint comme intrinsèquement dysfonctionnel et indiscipliné par destination. Ou bien sur son incapacité épistémique à nommer le colonialisme et le régime d’apartheid israéliens en Palestine, dans les différents textes consacrés à cette question comme « Ce pour quoi je ne suis pas ‘‘solidaire’’ de la Palestine »7, « Une défaite pour la ‘‘cause palestinienne’’ »8 ou encore plus récemment dans « Les islamistes, grands gagnants de la tragédie de Gaza » (17 mai 2024), où il décrit le génocide en cours et le massacre des civils comme des « erreurs de frappes (…), des victimes collatérales », parce que « Gaza reste un bourbier en ‘‘y allant’’, et ne pas y aller demeure une solution désastreuse, sinon dangereuse, pour l’avenir d’Israël ».

Depuis l’année de sa naturalisation française, en 2020, Kamel Daoud a adopté ce que nous appellerions le style du « pamphlétaire-républicain », c’est-à-dire celui du sur-citoyen-naturalisé, considéré comme « ultra méritant » par essence, vigilant et éveillé à toute « offense à la République » de la part de Français « très peu méritants », que le discours raciste de certains dirigeants politiques et « intellectuels » courtisans nomme communément les « immigrés musulmans biberonnés aux aides sociales », les « Français de papiers » et « leurs alliés objectifs », l’extrême gauche mélenchonisée et « wokisée », « complice du terrorisme islamiste » et du « nouvel antisémitisme ».

Ce qui frappe d’emblée à la lecture des éditoriaux de Kamel Daoud, c’est d’abord l’absence de tout intérêt pour la littérature et les arts (alors que ses admirateurs et suiveurs le présentent comme l’épiphanie de l’Écrivain arabe), puis son indifférence totale aux faits historiques et au réel, au profit de la réaction courtisane aux différentes polémiques fabriquées par les chefferies éditoriales dans le dessein de noyer la vie sociale et intellectuelle dans le commentaire de faits divers et de fake news. Loin de refléter la « lucidité d’un homme qui a connu le terrorisme islamiste dans son pays », comme le martèlent inlassablement ses admirateurs — souvent subjugués par la simple évocation du vocable « islamisme » —, les écrits de ce « progressiste du monde musulman » ne portent que sur les sujets qui obsèdent les droites dures et extrêmes de France, l’inamovible quadriptyque culturaliste : islam-banlieue-immigration-insécurité. Autrement dit, la reprise aveugle des tropes du ressentiment des dominants envers les dominés, ce « nouvel intégrisme politique » d’« extrême centre », rigoureusement analysé par le philosophe Jean-Fabien Spitz dans La République, quelles valeurs ? (Gallimard, 2022) et l’historien Pierre Serna dans L’extrême centre ou le poison français. 1789-2017 (Champ Vallon, 2019).

Marseille, 27 octobre 2014. Portrait de Kamel Daoud. BERTRAND LANGLOIS / AFP

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