Martinique. Un descendant d’esclave et un descendant de colon ont décidé de nouer le dialogue

Ils vivent sur une même terre, la Martinique mais ne s’étaient jamais parlé. L’histoire et leur couleur de peau les séparent. Emmanuel de Reynal et Steve Fola Gadet ont initié un dialogue inédit entre afro descendants et « békés », comme on appelle les blancs créoles héritiers des premiers colons européens.

En mélangeant de la peinture noire avec du blanc, vous obtiendrez du gris. Cette nuance dans le ton, c’est ce qu’ont cherché à atteindre, par les mots, les Antillais Steve Fola Gadet et Emmanuel de Reynal en acceptant de dialoguer ensemble.

Pourtant, au départ, le mélange de leurs couleurs d’idées et de peau n’allait pas de soi. Parce que le premier est noir, guadeloupéen « afro descendant » comme il se définit. Écrivain, professeur, c’est un activiste dénonciateur du néocolonialisme. Le second est blanc, martiniquais « descendant d’esclavagiste », chef d’entreprise dans la publicité. Il incarne ceux qu’on nomme les békés, les blancs créoles héritiers des premiers colons européens et, aujourd’hui encore, aux manettes de nombreux secteurs économiques.

Dépassionner le dialogue

Deux communautés sur une même terre mais divisées par une histoire aux résonances cacophoniques. Car entre eux, persistent encore tant de blessures, d’incompréhensions, de non-dits et de clichés, cisaillés par les sujets hautement inflammables du racisme, de la discrimination, de la domination.

Alors chacun vit de son côté sans jamais, ou si rarement, se croiser. C’est la publication en 2020 d’Ubuntu, un essai d’Emmanuel de Reynal sur la richesse de la diversité des identités martiniquaises, qui les a fait se rapprocher. Après la critique de l’ouvrage par Steve Fola Gadet, les deux hommes se sont reconnus dans cette volonté de regarder la coexistence de leurs deux mondes de manière « dépassionnée ». Poser le débat, s’écouter sans tabous, dépasser les barrières, nouer un « dialogue improbable » comme le résume le titre de leur ouvrage commun (Dialogue improbable entre un afro descendant et un « béké », Caraïbéditions). Quitte à crisper leur propre « camp ».

Une société née dans l’inhumanité

« Depuis des décennies, remarque l’homme d’affaires, la Martinique nous loge dans des blocs et des boîtes hermétiques qui nous maintiennent à distance les uns des autres, c’est navrant. Cela nous oblige à cultiver des sentiments communautaires. Nous sommes tellement victimes de nos représentations sociales. Et malheureusement, il est évident que de rester dans cette vision binaire en arrangent beaucoup. »

Le militant Fola partage ce point de vue mais insiste sur la responsabilité de l’État dans ces rapports de races et de classes : « La République a légitimé cette exploitation et ses beaux principes se sont couchés devant les privilèges des uns et des autres. Il a fallu des coups de boutoir sérieux et continus pour que ce système tombe. »

Emmanuel de Reynal ne le nie pas, « notre société antillaise est née dans l’inhumanité de l’esclavage, le racisme en est une conséquence. Mais notre nature d’homme n’est pas d’être noir ou blanc, il nous faut sortir de cette spirale infernale pour avancer. Bien sûr, sans renier le passé mais pour arriver à ne plus nous regarder en chien de faïence. La Martinique est une île formidable mais aussi un territoire des occasions manquées ».

Une urgence à se parler

Pourtant, tous deux s’inquiètent de l’urgence à se mobiliser. L’île s’effondre économiquement, sa démographie baisse d’année en année, les crises sociales se durcissent. « Nous devons vite réfléchir et travailler ensemble. Prêter plus d’attention à ce qui est dit plutôt qu’à celui qui le dit », encourage le publicitaire.

L’universitaire acquiesce en arguant qu’il est temps « de ne plus cultiver cet entre soi morbide car nous sommes tous de ce pays. Aucun ne nous va partir alors autant penser à mieux vivre ensemble. Moi, j’ai par exemple grandi en étant persuadé que les personnes blanches et les békés pensaient tous d’une certaine façon, mais je n’en avais jamais vraiment rencontré avant Emmanuel. En dialoguant avec lui, j’ai pu voir qu’il pensait différemment. Ça aide à voir plus grand, à sortir des caricatures. »

La force de la nuance, ne serait-ce que par la précision d’un article. « On aime à dire « les » békés, « les » afro descendants, relève Emmanuel de Reynal. Déjà, de préciser « des » békés, « des » afro descendants ne permet-il pas de casser les stéréotypes, toutes ces étiquettes identitaires qui plombent notre société ? » Parce que des békés qui pointent au chômage, il en existe tout comme des descendants d’esclaves devenus richissimes, aiment-ils rappeler.

Césaire et Glissant auraient applaudi

Alors le vœu serait-il d’entendre, un jour, « les » Martiniquais pour parler des deux communautés ? « Si notre dialogue peut être un exemple d’outil afin d’aider les futures générations et les politiques à échanger davantage sur ces questions, ce serait déjà bien, espère Steve Fola Gadet. Je crois d’ailleurs que si Aimé Césaire, Frantz Fanon ou Édouard Glissant avaient été là, à côté de nous, ils auraient approuvé notre démarche. »

La référence à ces trois politiques et intellectuels antillais, emblématiques de l’histoire de la lutte anticoloniale, soulève une autre inquiétude chez les deux interlocuteurs : « À leur époque, n’étaient-ils pas mieux dans le dialogue que nous ? avance Emmanuel de Reynal. Je trouve que notre génération s’est durcie, il n’y a plus autant d’espaces de brassage qui existaient avant. » Des lieux pour mêler le noir et le blanc dans le gris clair d’un débat apaisé.

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    Mouche là-compte n°3

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